| Le 05 février, 2016
• Le 7 février 1986, disparaissait le Sénégalais Cheikh Anta Diop, auteur du célèbre Nations nègres et cultures. Ses thèses iconoclastes, fondées sur une érudition scientifique et pluridisciplinaires, avaient fait l’effet d’une bombe à la parution de l’ouvrage en 1954. A l’occasion du 30e anniversaire de la disparition de l’historien, RFI a interrogé le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne sur la portée de l’œuvre de Diop. Souleymane Bachir Diagne, 61 ans, vit aux Etats-Unis où il enseigne la littérature et la philosophie à l’université de Columbia. Entretien.
Nous commémorons cette année le 30e anniversaire de la disparition de Cheikh Anta Diop. Je crois que vous l’avez connu personnellement. Quel genre de personnage était-il ?
Je l’ai rencontré une seule fois. Je m’en souviens encore. Je sortais de mon agrégation de philosophie lorsque mon oncle Pathé Diagne, qui était l’un de ses amis, m’a amené le voir. C’était un monsieur très courtois et attentif. On a parlé de mes études et de l’importance qu’il attachait à la réflexion philosophique. Il m’a dit que l’Afrique avait besoin de philosophes pour penser son présent et son avenir. J’étais un peu intimidé par ce grand personnage dont j’avais lu, comme tous les Sénégalais, les écrits sur l’Egypte, et notamment son livre intitulé Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? que j’avais dévoré au sortir de la terminale.
Quel impact ces lectures ont-elles eu sur vous ?
Elles ont eu un impact immense sur moi comme sur beaucoup de jeunes Africains grandissant dans des sociétés postcoloniales et dominées. Elles m’ont aidé à structurer ma pensée. Tous les Africains qui ont lu Cheikh Anta Diop sont marqués à jamais par la simplicité et la force de sa narration. Moi, j’ai retenu de mes lectures « diopiennes » trois grandes idées. Primo, la civilisation égyptienne est une civilisation profondément africaine et d’ailleurs l’Egypte n’est pas compréhensible sans son ancrage africain, tout comme l’histoire africaine ne se comprendrait pas sans sa connexion avec l’Egypte.
Quelles sont les deux autres idées que vous avez retenues ?
La deuxième leçon importante, ce fut la découverte que l’Afrique ne se réduisait pas à sa tradition orale et que l’érudition écrite avait une longue histoire sur notre continent. Comme l’a écrit Diop, on ne peut pas parler de philosophie africaine en ignorant que cette discipline était enseignée dans des grandes villes comme Tombouctou ou Djenné dans une tradition écrite depuis des époques médiévales. La lecture de Cheikh Anta Diop m’a convaincu que la démarche ethnologique ne suffisait pas et qu’il fallait une démarche proprement historique pour pouvoir situer l’histoire intellectuelle de l’Afrique à l’intérieur de celle du monde musulman et plus généralement, à l’intérieur de la tradition de l’érudition écrite. Enfin, la troisième grande idée que Diop développe dans son œuvre, c’est celle de l’unité culturelle et politique africaine. Son volontarisme panafricaniste n’est pas sans rappeler l’appel à l’unité africaine d’un Senghor ou d’un Nkrumah.
Vous avez connu Cheikh Anta Diop, mais aussi Senghor. Il semblerait que leurs relations étaient plutôt tendues ?
On a exagéré sur les divergences intellectuelles entre ces deux grands Sénégalais. Certes, Senghor et Diop n’étaient pas sur la même longueur d’onde sur le plan politique, mais maintenant que tous les deux sont morts et que la passion politique est retombée, les points de convergence apparaissent davantage, notamment sur les questions de l’unité culturelle du monde noir.
Parmi les thèses iconoclastes de Cheikh Anta Diop, il y a aussi son affirmation que les Grecs auraient tout appris des Egyptiens, de la philosophie jusqu’aux sciences. Faisait-il de l’afrocentrisme ?
C’était évidemment excessif d’affirmer que les Grecs avaient tout appris des Egyptiens, mais Cheikh Anta Diop avait eu raison de questionner la présentation de l’histoire intellectuelle de l’Occident comme un parcours totalement exceptionnel, sans lien avec d’autres parcours civilisationnels. Les Occidentaux nous disent que tout a commencé par la Grèce. On nous parle de « miracle grec », ce qui impliquerait que la Grèce ne naît que d’elle-même et que sa civilisation n’aurait eu aucun lien avec le monde antique environnant. Diop a montré, avec des preuves à l’appui, puisées autant dans l’archéologie, l’histoire que dans la linguistique, que les échanges avaient bel et bien eu lieu entre le monde grec et le monde égyptien. Platon lui-même a reconnu dans ses dialogues la dette de la Grèce à l’égard de l’Egypte. C’est à partir de Hegel que la démarche philosophique est conçue comme étant propre à l’Europe, alors qu’avant Hegel les philosophes européens étaient tout à fait conscients que la philosophie était le produit d’une conversation entre des cultures, entre des penseurs venant des aires culturelles différentes. Avant d’être « afrocentriste », Cheikh Anta Diop interpelle l’européocentrisme de la pensée occidentale. D’où la méfiance et la condescendance dont celui-ci a été victime si longtemps.
Pourquoi les idées de Cheikh Anta Diop semblent déranger moins aujourd’hui ?
Dans les années 1950 lorsque Cheikh Anta Diop a été empêché de présenter sa thèse sur l’africanité de l’Egypte à la Sorbonne, l’université occidentale vivait encore sur l’héritage de la domination de la pensée occidentale qui supportait mal les mises en cause de sa supériorité. L’Occident seul savait « philosopher »… L’Afrique était trop arriérée pour avoir abrité une civilisation aussi brillante que la civilisation égyptienne. Puis, les idées défendues par l’historien africain ont fait leur chemin et ont fini par s’imposer, notamment à la suite du colloque international du Caire de 1974, organisée sous l’égide de l’Unesco. Ce colloque est venu conforter les thèses de Diop sur l’Egypte africaine.
Vous enseignez depuis plusieurs années aux Etats-Unis. De quelle réputation Cheikh Anta Diop jouit-il aujourd’hui auprès de l’intelligentsia américaine ?
Son œuvre fait partie aujourd’hui de ce qu’on appelle le « canon » de la littérature postcoloniale. Elle est associée à l’affirmation de l’africanité de l’Egypte. Antériorité des civilisation nègres est sans doute son ouvrage le plus connu parmi les intellectuels américains.
Auteur: RFI.FR – Webnews