Le territoire syrien est le théâtre de conflits mettant aux prises six pays différents, et faisant une seule victime : les civils.
PAR MIREILLE DUTEIL
Publié le 18/02/2016 à 06:14 | Le Point.fr
Alep, l’ancienne capitale économique de la Syrie et fief de la rébellion contre Bachar el-Assad, sous les bombes. ©AFP/ KARAM AL-MASRI
On assiste à un tournant majeur dans le conflit syrien. La guerre n’est plus qu’un prétexte pour des affrontements entre grandes puissances et pays de la région. Tous règlent leurs comptes par Syriens interposés. Une guerre qui a déjà fait 250 000 morts, selon l’ONU. Tentons d’y voir plus clair entre les différents protagonistes de guerres qui se juxtaposent.
Première guerre : celle de la Russie
En intervenant militairement dans le conflit en septembre 2015, Vladimir Poutine a changé la donne. Ses objectifs étaient clairs : sauver le régime syrien ; garder, via la Syrie, un pied au Moyen-Orient et sur la rive est de la Méditerranée, où Moscou dispose de facilités navales ; replacer la Russie sur la scène internationale après le conflit ukrainien.
La priorité de Poutine a été de remettre sur pied l’armée syrienne, puis de lui permettre de reconquérir les régions tombées aux mains de l’opposition non djihadiste (partiellement armée par les Européens et les Américains) en y déversant des tapis de bombes. En ce mois de février, Bachar el-Assad est partiellement maître de la route stratégique entre Damas et Alep, assiégée. L’armée syrienne ratisse au nord d’Alep, en direction de la frontière turque, pour couper les lignes d’approvisionnement. Elle vient également de lancer une offensive au sud, vers Deraa, pour reprendre la région frontalière de la Jordanie, très inquiète de voir arriver des milliers de nouveaux réfugiés.
Cette guerre russe, en passe de réussir, marque l’échec des Occidentaux, impuissants et tétanisés. Non seulement ils exigent le départ de Bachar el-Assad (qui se fera, éventuellement, à son heure et à celle de Poutine), mais ils constatent que l’opposition armée qu’ils soutiennent – trop peu, probablement – est sur le point de perdre la partie. Le maître du Kremlin se moque bien des admonestations américaines et européennes qui lui demandent de cesser de les pilonner et de frapper Daech.
La Syrie permet à Poutine de prendre sa revanche sur l’Ukraine et la Libye. Il n’a jamais pardonné à Nicolas Sarkozy et ses alliés de l’Otan de l’avoir trompé, estime-t-il, en dépassant le mandat de l’ONU pour éliminer Kadhafi. Dmitri Medvedev vient de déclarer que « la guerre froide était de retour » et qu’une éventuelle intervention de soldats étrangers au sol (turcs et saoudiens) pourrait mener à une troisième guerre mondiale.
Deuxième guerre : celle d’Ankara contre les Kurdes
En Syrie, Recep Tayyip Erdogan a deux objectifs : chasser Bachar el-Assad du pouvoir, d’une part ; mener, sous le couvert de la lutte contre le terrorisme, une guerre sans merci aux Kurdes (turcs) du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, autonomiste, d’autre part. Et lorsqu’Ankara annonce que ses avions vont bombarder Daech, ils frappent, en priorité, les sites du PKK. Ce 13 février, pour la première fois, la Turquie est intervenue directement sur le sol syrien. L’artillerie turque a bombardé, au nord de la Syrie, les Kurdes syriens du PYD, un parti qui, pour Erdogan, n’est qu’un faux nez syrien du PKK. La Turquie refuse farouchement que les milices du PYD s’installent au nord de la Syrie, le long de la frontière turque. Cette région pourrait servir de base arrière aux combattants du PKK, estime Ankara.
En bombardant les Kurdes syriens du PYD, les Turcs, membres de l’Otan, se mettent en porte à faux avec leur allié américain qui les arme et les finance dans leur lutte contre Daech. Mardi, Washington, Bruxelles, Paris, Le Caire… ont demandé aux Turcs de mettre fin à leurs bombardements sur les miliciens kurdes, seuls capables de combattre les djihadistes de l’EI. Mais Ankara ne veut rien entendre. « C’est une question de sécurité nationale », a déclaré le vice-Premier ministre turc, Yalçin Akdogan. La Turquie mène sa propre guerre en Syrie. Et pousse pour une intervention au sol à laquelle elle se dit prête à participer, aux côtés de l’Arabie saoudite, entre autres.
Troisième guerre : l’Arabie saoudite contre l’Iran
La rivalité traditionnelle entre les deux grands de la région a naturellement trouvé à se développer sur le terrain syrien. Téhéran est un des alliés de la première heure du régime syrien, les deux pays sont liés par un accord de défense datant des années 1990. Une Syrie dirigée par une minorité alaouite (secte non sunnite et plus ou moins proche du chiisme) permet à l’Iran de bénéficier d’une tête de pont en bordure de la Méditerranée. Un moyen aussi de garder des liens étroits avec le Hezbollah libanais, que Téhéran arme et finance.
En face, Riyad veut le départ de Bachar el-Assad et une Syrie dirigée par la majorité sunnite. Depuis la guerre, les Saoudiens ont aidé financièrement et militairement l’opposition, y compris des groupes djihadistes. Ces derniers mois, l’Arabie saoudite, qui craint Daech et son idéologie salafiste extrémiste, a mis sur pied une coalition islamique contre le terrorisme, tout en participant à la coalition internationale. Elle regroupe une trentaine de pays, du Maroc à la Malaisie. Le week-end dernier, Riyad a organisé de grandes manœuvres avec ses alliés musulmans au nord du pays. Objectif officiel : préparer une intervention militaire au sol qui pourrait avoir lieu avec la Turquie. Parallèlement, des avions saoudiens sont arrivés sur la base turque d’Incirlick. « Des experts vont se réunir prochainement pour mettre au point les détails, les effectifs et le rôle de chaque État de la coalition », a déclaré le général saoudien Ahmed Assir.
La situation alarme Téhéran : « Nous ne permettrons pas que la situation en Syrie évolue conformément à la volonté des pays rebelles. Nous prendrons les décisions nécessaires le moment venu », déclarait le 15 février, dans une interview télévisée à la chaîne Al-Alam, le général Massoud Jazayeri, adjoint du chef d’état-major de l’armée iranienne. Plus diplomate, le ministre des Affaires étrangères tendait, lui, la main à l’Arabie Saoudite pour que les deux pays « travaillent ensemble contre l’EI » et que cela permette de « surmonter (leurs) tensions ».
L’internationalisation du conflit syrien peut-elle déraper ? La situation est d’autant plus alarmante qu’une nouvelle guerre semble en gestation…
La quatrième guerre : la Russie contre la Turquie ?
Les relations entre les deux pays sont exécrables depuis qu’Ankara a abattu, en novembre dernier, un avion russe à la frontière syro-turque. Un bras de fer sans issue se déroule entre Poutine et Erdogan, deux personnages autoritaires, peu enclins aux concessions. Leurs objectifs politiques sont aux antipodes sur la Syrie et le sort de Bachar el-Assad. Le 13 février, Moscou a dépêché un navire lance-missiles en Méditerranée, après avoir organisé de grandes manœuvres en mer Noire, dans la Caspienne et au sud de la fédération de Russie. Pour les observateurs, Moscou veut montrer ses muscles à la Turquie, qui ne semble guère s’en soucier et continue de bombarder les Kurdes du PYD, non seulement soutenus par les États-Unis, mais aussi par la Russie qui vient d’accueillir, à Moscou, un bureau du mouvement kurde.
Rien d’étonnant à ce que l’accord ébauché à Munich, le 12 février, entre Sergueï Lavrov et John Kerry ait volé en éclats avant même d’être appliqué. Il prévoyait un cessez-le-feu pour la fin de cette semaine. Cela n’est plus d’actualité. À moins que chacun ne joue avec le feu et ne se ressaisisse avant qu’il ne soit trop tard. L’optimisme n’est guère de rigueur.