21 mars 2016
L’homme d’affaires qui a remporté la présidentielle de dimanche fait toujours l’objet d’une procédure judiciaire en France, soupçonné d’avoir tenté d’empoisonner son prédécesseur. Retour sur l’affaire qui a débuté en 2012.
C’est un scénario peu banal : Patrice Talon, le nouveau président du Bénin élu ce dimanche, a été accusé il y a quatre ans d’avoir tenté d’empoisonner son prédécesseur Thomas Boni Yayi. Certes, ce dernier, qui quitte le pouvoir ce lundi, avait officiellement fini par accorder son«pardon» au richissime et sulfureux homme d’affaires que la France avait refusé d’extrader. Mais Patrice Talon, 57 ans, reste visé par une instruction judiciaire ouverte dans l’Hexagone en juin 2014. Et deux juges parisiens enquêtent toujours sur cette rocambolesque affaire de poison. Un scénario digne d’un remake africain des Diaboliques sur lequelLibération avait enquêté.
Le médecin, la gouvernante et l’homme d’affaires
Dès 2012, les analyses du FBI étaient formelles : il y avait bien un hallucinogène, un laxatif et un relaxant musculaire dans les gélules de Dafalgan destinées au président Boni Yayi. Ce cocktail explosif, dont la toxicité a été confirmée par le laboratoire français Toxlab, a été découvert dans la nuit du 19 au 20 octobre 2012 au palais de la Marina, siège de la présidence du Bénin, à Cotonou, la capitale économique du pays. C’est le point de départ de la fameuse «affaire des poisons» qui, depuis près d’un an, tient en haleine ce petit pays d’Afrique de l’Ouest coincé entre le Togo et l’immense Nigeria. Si les experts américains avaient été sollicités, c’est parce qu’il s’agissait d’une affaire d’Etat. Les médicaments manipulés ont été retrouvés dans le bureau du médecin personnel du président d’alors, Mama Cissé, qui a immédiatement été arrêté, le 20 octobre. En même temps que la jeune gouvernante – et nièce – de Thomas Boni Yayi, chargée d’administrer chaque soir ces médicaments au chef de l’Etat.
Dans cette version africaine des Diaboliques, les soupçons se sont dirigés dès le départ vers Patrice Talon, richissime homme d’affaires béninois vite accusé d’être l’instigateur, à distance, de cette tentative d’empoisonnement au sommet de l’Etat. Les premiers à l’avoir accusé sont les deux premiers inculpés : Docteur Cissé, qui a souvent changé de version, et Zouberath Kora, la jeune gouvernante qui, en se confiant à son amant juste avant le crime, aurait fait capoter le plan. Affolé, le petit copain aurait en effet immédiatement alerté le fils de Boni Yayi. Très vite, la jeune femme met en cause Patrice Talon, qui après avoir été un proche du chef de l’Etat, venait de tomber en disgrâce. Elle accuse ainsi «le roi du coton» de lui avoir proposé, ainsi qu’au médecin, un milliard de francs CFA chacun (1,5 million d’euros) pour échanger ses médicaments habituels contre d’autres gélules et ampoules à effet dévastateur. Et notamment de la psilocine, qui provoque vite des changements de perception, une certaine confusion mentale et une perte des sens et de l’orientation. Mais aussi du bisacodyl aux effets laxatifs, et de l’atracurium-cisatracurium qui, en cas de surdosage, peut provoquer une paralysie musculaire prolongée. Depuis Paris, où il a été placé sous contrôle judiciaire en décembre, Talon va tout nier et dénoncera une manipulation.
Empire
Mais d’où vient donc cet élégant quinquagénaire qui roule en Jaguar et donne souvent rendez-vous au George-V ? L’origine de sa fortune est mal connue. Il apparaît sur la scène publique à la fin des années 80 et se spécialise vite dans les engrais et l’égrenage du coton. Surtout, Patrice Talon fut longtemps l’un des principaux soutiens du président béninois. En 2006, il parraine la première campagne électorale de Boni Yayi, un spécialiste des questions bancaires qui a fait une partie de sa carrière dans les organisations régionales de l’Afrique de l’Ouest et dirigera la Banque ouest-africaine de développement (BOAD). Boni Yayi est un homme sans charisme particulier, mais qui a alors l’avantage de paraître neuf, sans attaches avec la classe politique locale. Talon le soutiendra encore lors de sa réélection en 2011.
Dans l’intervalle, il n’est pas interdit de penser que l’homme d’affaires, dont le business s’étendrait à plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, notamment la Côte-d’Ivoire et le Burkina Faso, a été récompensé pour sa fidélité : en 2008, il remporte l’appel d’offres pour la privatisation de la division coton de la Sonapra, la Société nationale pour la promotion agricole. Une véritable manne : le secteur cotonnier représente 45 % des rentrées fiscales de l’Etat et 80 % des recettes d’exportation. Talon, qui était déjà importateur d’engrais, contrôle dès lors toute la filière de la principale ressource du Bénin.
Son empire va encore s’accroître : en janvier 2011, deux mois avant la réélection de Boni Yayi, le voilà qui remporte un autre appel d’offres lui permettant de gérer les taxes douanières du port de Cotonou, dont les recettes annuelles s’évaluent à 2 milliards de dollars (1,5 milliard d’euros) par an, l’équivalent du budget de l’Etat. C’est ce dernier trophée qui va perdre le businessman aux yeux de Boni Yayi. Pour prendre le contrôle des taxes du port, il s’associe à une société suisse très respectable, la Société générale de surveillance (SGS), leader mondial dans ce domaine. Mais, deux mois après la réélection de Boni Yayi, en mai 2011, la SGS se retire de l’affaire. Intrigué par ce désistement inattendu, le président commande une série d’audits sur l’autre manne aux mains de Patrice Talon : le coton.
Signaux d’alerte
Boni Yayi s’est-il rendu compte trop tard qu’il avait perdu le contrôle réel du pays et du pouvoir ? A-t-il voulu abattre un homme qui, tel Fouquet, le surintendant de Louis XIV, avait fini par éclipser le maître du pays avec sa fortune ? Le Bénin n’est ni une monarchie absolue ni même une république bananière. Bien au contraire, ce petit rectangle au bord du golfe de Guinée peut se targuer d’avoir été l’un des initiateurs de la démocratisation du continent, le premier pays africain à avoir organisé une conférence nationale dès 1990 pour mettre fin au règne du parti unique.
Il faut dire qu’entre-temps les signaux d’alerte se sont multipliés. Malgré des investissements publics colossaux (plus de 140 millions d’euros) et des cours théoriquement en hausse, les rendements affichés pour le coton béninois restent désespérément bas. Les conclusions des audits dénoncent un dispositif de fraude visant à sous-estimer la production nationale de coton. Le total de l’argent détourné depuis 2008 est estimé à plus de 9 milliards d’euros. Quant aux subventions accordées par l’Etat, plus de 20 millions d’euros auraient disparu. Visé par sept plaintes pour crimes économiques, Patrice Talon, placé en garde à vue à Cotonou en mai 2012, est entendu à plusieurs reprises. Au mois d’août, la gestion des taxes du port lui est retirée alors qu’on le soupçonne d’avoir détourné 18,2 millions d’euros de recettes douanières. Un mois plus tard, il fuit le pays en cachette et finit par arriver en France.
Complot et menace
C’est dans ce contexte houleux que démarre «l’affaire des poisons». Selon l’enquête, deux rencontres, en septembre 2012 à New York puis le 17 octobre suivant près de Bruxelles, dans le luxueux hôtel du Château du Lac, auraient scellé le complot entre Talon, le Docteur Cissé la gouvernante et Moudjaidou Soumanou, un ancien ministre.
Les médicaments trafiqués arrivent deux jours plus tard à Cotonou, acheminés par l’ancien ministre. Ils atterrissent ensuite dans le bureau du médecin personnel du président. Que se passe-t-il après ? La jeune gouvernante affirme désormais avoir été prise de remords, effrayée par les menaces de Talon qui aurait prétendu être capable de tirer sur l’avion de Boni Yayi si elle ne jouait pas le jeu.
«Aveux obtenus sous intimidation dans un pays en perte de vitesse démocratique», soutient de son côté William Bourdon. En engageant cet avocat parisien, réputé pour défendre les droits de l’homme et s’attaquer aux «biens mal acquis» de certains présidents africains, l’ex-argentier du régime avait fait un choix judicieux qui lui permet de soutenir sa propre version de l’affaire : le président Yayi voudrait lui nuire car Talon aurait refusé de l’aider à modifier la Constitution afin de briguer un troisième mandat. Une justification qui semble a posteriori incongrue : non seulement Boni Yayi n’a pas tenté de briguer un troisième mandat, mais son dauphin Lionel Zinsou a perdu le scrutin de dimanche. Sans que l’élection ne soit remise en cause.
Huit costumes, 24 caleçons, un visa
Deux audiences avaient eu lieu à la cour d’appel de Paris, le 17 avril et le 22 mai 2013. L’affaire a été d’abord mise en délibéré, puis reportée «pour complément d’information» au 18 septembre. Or, peu avant la seconde audience, le 17 mai, nouveau coup de théâtre : à Cotonou, le juge d’instruction béninois Angelo Houssou prononce, à la surprise générale, un non-lieu visant tous les protagonistes de l’affaire, de la gouvernante jusqu’à Patrice Talon. Dans la foulée, le magistrat tente aussitôt de quitter le pays. Reconnu à la frontière, il est ramené à Cotonou. Il prétendra avoir juste voulu passer un week-end au Nigeria voisin. Avec dans ses valises, entre autres, 7 000 dollars en liquide, 8 costumes et 24 caleçons, mais aussi un visa pour les Etats-Unis.
«Le juge a eu peur de l’ire présidentielle et a préféré s’enfuir»,soutiennent les partisans de Talon. «Son ordonnance de non-lieu ne conteste pas les faits et se contente d’expliquer que, puisque le crime n’a pas eu lieu, il n’y a plus d’affaire. C’est un revirement hallucinant»,rétorqueront les proches du président, qui soupçonnent Talon d’avoir le bras suffisamment long pour acheter députés et membres de la magistrature. Celle-ci n’est en tout cas pas soumise au chef de l’Etat : le 1er juillet suivant, un nouveau juge béninois confirmera le non-lieu pour tous les complices, dont la gouvernante et le médecin, estimant qu’ils avaient en réalité freiné la tentative d’empoisonnement. Sauf que… le même juge rejette le non-lieu pour Talon.
Parmi les éléments troublants : les 27 échanges de SMS entre l’homme d’affaires et la gouvernante lors de cette fameuse soirée du 19 octobre.«Ton grand frère et toi avez pris toutes les dispositions pour ce soir ?» demande notamment Patrice Talon à la gouvernante, avant d’ajouter :«Tu me fais signe dès que c’est avant d’aller se coucher (sic).» Des échanges dont Libération a eu connaissance et qui évoquent également le retour rapide de Talon à Cotonou et une remise «de 500 [millions de francs de CFA, soit 760 000 euros]», qui pourrait correspondre à la moitié de la somme promise à la gouvernante. La France refusera finalement d’extrader Patrice Talon. Mais le nouveau président n’a pas été innocenté dans cette affaire et une instruction judiciaire est toujours ouverte à Paris.
LIBERATION