Publié le 17 Juillet 2016
Atlantico : Récemment, pour prévoir le taux de radicalisation de la population musulmane sunnite d’un pays donné, le politologue William McCants a réalisé une étude préliminaire selon laquelle le fait d’être francophone pour un pays serait le 1er indicateur de radicalisation. L’explication avancée par l’auteur : l’approche française de la sécularisation, plus agressive que dans d’autres pays, notamment anglo-saxons. Que penser de cette corrélation et de cette analyse ? La culture politique française est-elle vraiment à pointer du doigt dans le processus de radicalisation de la population musulmane sunnite ?
Gilles Kepel : J’ai beaucoup de respect pour le travail de McCants. Il a mis là son doigt sur une question importante : qu’est-ce qui fait que la France est le premier pays exportateur de djihadistes européens en nombre absolu, et la Belgique le premier en nombre relatif ? Cette question est pertinente, mais je pense que les explications apportées méritent d’être approfondies. Tout d’abord, il faut se débarrasser de cette prénotion de « radicalisation ». La « radicalisation » n’est pas un concept mais un mot-écran qui nous empêche de penser le phénomène du djihadisme dans sa relation avec le salafisme. La radicalisation, c’est comme un antibiotique qui ne soigne plus rien. On pense notamment au slogan d’Olivier Roy; tout ceci correspond à l’islamisation de la radicalité, comme si, des Brigades Rouges à Daesh, en passant par la bande à Bader et la bande à Abaaoud, tout cela n’était qu’une seule et même chose. Or, ce n’est pas le cas, nous ne sommes pas dans une situation de nihilisme général comme le dit Olivier Roy. C’est un phénomène très différent, avec des éléments de ressemblance, mais qu’il faut inscrire dans la relation de l’Europe avec son environnement proche et moyen-oriental. Il faut aussi comprendre que le phénomène actuel est directement le produit de la troisième génération de djihadistes, celle qui, avec Abou Moussab al-Souri – que McCants connait bien – a publié en 2005 le livre Appel à la résistance islamique mondiale. Ce dernier identifie l’Europe comme la cible principale du djihad et le ventre mou de l’Occident. Il vise de jeunes musulmans européens marginalisés pour être les porteurs de ce djihad principal. Cette notion de « radicalisation » est une fausse piste qui nous empêche de penser ce phénomène.
Essayons de comprendre maintenant pourquoi c’est en France, en nombre absolu, et en Belgique, en nombre relatif, que le djihadisme est le plus important en Europe. Il convient, pour commencer, de préciser une chose : en Belgique, les djihadistes néerlandophones l’emportent en réalité sur les francophones en nombre absolu. Le phénomène Molenbeek a tout cristallisé dans les relations avec la France, mais c’est dans la partie flamande de la Belgique qu’il y a le plus grand nombre de Belges partis en Syrie.
McCants a raison de pointer cette dimension française : en effet, la langue française est perçue par les islamistes d’Afrique du Nord comme porteuse d’une perversité anti-islamique particulière, alors que l’anglais est perçu comme neutre. Au fond, le djihad peut passer en anglais, mais l’anglais n’a pas de connotation anti-islamique, alors que la langue française, perçue en Afrique du Nord comme la langue des Lumières, de Voltaire, et de la laïcité, est porteuse d’une dimension anti-islamique. Ali Benhadj, l’idéologue en chef de la tendance la plus extrémiste du Front islamique du salut algérien, avait expliqué en son temps que son objectif, et celui de ses frères, était de se débarrasser de ceux qui avaient « tétaient le lait vénéneux de la France ». Ce qu’il voulait dire par-là, c’est que le français, en tant que tel, est une langue anti-islamique. C’est pourquoi les islamistes maghrébins insistent absolument pour fonctionner en arable alors que les islamistes pakistanais fonctionnent aussi bien en anglais qu’en ourdou. Pour les jeunes Maghrébins nés et éduqués en France qui connaissent mal l’arabe, ce prérequis est très important, et ils ont honte, en quelque sorte, de penser et parler français. Du reste, on voit bien dans les communiqués des djihadistes français qu’ils utilisent une langue curieuse, un français traduit de l’arabe comportant un certain nombre d’expressions comme « se désavouer d’avec ». Celle-ci est la traduction du second terme de l’expression arabe considérée comme la clé du salafisme : « al wala wa al bara’a », ce qui veut dire mot à mot « l’allégeance et le désaveu ». « Se désavouer d’avec » n’a aucun sens dans notre langue mais dans la novlangue des salafistes français, cela veut dire rompre tous les liens avec la culture et l’identité françaises portées par les valeurs des Lumières, de la laïcité, de la démocratie, etc. Tous ceux qui ne suivent pas la doctrine salafiste sont considérés comme des apostats lorsqu’ils sont nés musulmans, et comme des mécréants pour les autres. Cette haine particulière du français porté par l’islamisme maghrébin a eu une conséquence dans la haine de soi qu’un certain nombre de djihadistes, issus de familles maghrébine, nés et éduqués en France et ne parlant pas d’autres langues, ont construit ; c’est d’ailleurs l’un des éléments qui a nourri leur engagement auprès de Daesh.
Pour ce qui est de la laïcité française, il y a eu, à la suite de la loi de mars 2004 prohibant les signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques, mais aussi après la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public qui a directement impacté les salafistes, une détestation particulière de la France dans les milieux islamistes. Cette détestation est à corréler avec le fait que la grande majorité des musulmans français sont dans une logique d’intégration, et en particulier d’acceptation des valeurs de la laïcité et de la République. Mais la minorité salafiste, aujourd’hui soutenue par les pétromonarchies, a vu ces deux actions comme l’expression de l’islamophobie de la laïcité française. Il faut bien comprendre que l’enjeu aujourd’hui pour Daesh, c’est d’arriver à mobiliser les musulmans de France, de Belgique et d’ailleurs derrière leur bannière pour les dresser contre la société française laïque qui, pour eux, est porteuse de l’impiété et de l’inimitié envers l’islam. C’est une opération qui est complexe car les opérations de Daesh contre la France en janvier et novembre 2015, et celles contre la Belgique qui viennent de se produire, sont passées par deux phases. La première a été de cibler un certain nombre d’adversaires : en janvier 2015, par exemple, les dessinateurs « islamophobes » de Charlie Hebdo ; les policiers « apostats » comme Ahmed Merabet dont l’assassinat rappelle celui des militaires « apostats » tués par Mohamed Merah en mars 2012 ; et finalement les Juifs accusés d’être de toute façon des suppôts de l’Etat d’Israël, aussi bien lors de la prise d’otages de l’Hyper Casher le 9 janvier 2015 que lorsque Merah a tué les enfants juifs et leur professeur à l’école Ozar Hatorah le 19 mars 2012, un jour très symbolique. En effet, pour ce Franco-Algérien élevé dans une famille qui détestait la France, il s’agissait bien-sûr du cinquantenaire de la mise en place des accords d’Evian, c’est-à-dire du cessez-le-feu entre la France et l’Algérie à la fin de la guerre d’Algérie que Merah, d’une certaine manière, a voulu rompre en recommençant la guerre sur le sol de l’Hexagone.
Il faut bien comprendre que dans tout cela, il y a des facteurs qui sont bien plus importants que celui de la laïcité. Je ne suis pas sûr, pour ce qui est de Ben Gardane notamment, que ce soit une relation directe. Bien-sûr, la détestation envers les élites francophones qui gouvernent les trois pays du Maghreb est un élément important dans la mobilisation des Tunisiens, des Marocains et des Algériens pour le djihad, mais aujourd’hui la francophonie, par exemple dans la région de Ben Gardane, n’est pas un enjeu majeur. Le Sud de la Tunisie n’est plus du tout francophone ; il n’y a que l’administration et la bonne société qui parle la langue. Néanmoins, plus que la sécularisation en elle-même, c’est le sentiment que la culture française, parce que porteuse des valeurs de la laïcité et des Lumières, constitue une cible particulièrement forte pour les mouvances islamistes.
Comment la France est devenue la principale usine occidentale à produire des terroristes : la théorie américaine qui dérange
Le carnage de Nice survenu ce jeudi révèle à nouveau que la menace terroriste pour la France se trouve au cœur même de sa société. Le politologue William McCants a conduit, il y a quelques mois, une étude préliminaire révélant que, par rapport au nombre de leur population musulmane sunnite, les pays francophones comptent le plus de cas de radicalisation. Un phénomène qui s’expliquerait par l’approche française de la sécularisation. .
Cet « effet francophone » serait exacerbé dans les pays les plus développés en matière d’éducation, d’infrastructures et de santé, parmi lesquels la France. Quels liens pourraient être établis entre le développement économique et politique de la France et la radicalisation de sa population musulmane sunnite ?
J’insiste sur le fait qu’il faut éliminer ce terme de « radicalisation » qui n’a aucune sens. La question est celle du passage au salafisme, en rupture avec les valeurs de la laïcité et de la démocratie. Ce qui est très frappant en France, c’est que le vocabulaire salafiste s’est érigé contre la laïcité.
On le voit aujourd’hui dans les écoles, et notamment dans les cours de philosophie de Terminale où des garçons qui viennent en cours en djellaba et avec la barbe, et des filles en jilbab qui enlèvent simplement leur voile en classe, expliquent que la foi est plus importante que la raison et font des exposés dans lesquels ils récitent des versets du Coran et nient à la raison humaine une place quelconque au profit de la mise en œuvre de ce qui est dit dans les hadith du prophète, c’est-à-dire les faits et gestes de son vivant, considérés comme une norme pour le comportement en société.
Il s’agit là d’un phénomène important et nouveau, constaté au cours des dix dernières années pendant lesquelles on a à la fois, après les émeutes de 2005, observer une intégration massive dans le champ politique des populations d’origine maghrébine , principalement algérienne, avec des centaines de candidats qui se sont notamment portés candidats aux élections législatives de 2012 (environ 400 sur 6 000); et à l’autre bout du spectre, l’émergence d’une mouvance salafiste qui, contrairement à ce qu’on a vu les décennies précédentes où les mouvements issus de l’immigration demandaient des papiers et la nationalité française, souhaite aujourd’hui rompre avec l’identité française et effectuer l’hijra , c’est-à-dire le départ, paradoxalement vers les pays d’origine des familles pour y vivre une vie purement musulmane. En effet, l’Arabie-Saoudite, principal sponsor et financier du djihadisme, ne veut absolument pas que des mouvements européens, et notamment français, qui seraient perçus comme incontrôlables, viennent contribuer au désordre dans le système saoudien. D’autant plus que ce système paraît très durement impacté aujourd’hui par la baisse massive du prix des hydrocarbures et dont l’avenir est en suspens.
L’étude révèle également que le taux de radicalisation de la population musulmane sunnite dépendrait du taux de chômage des jeunes (devant être compris entre 10 et 30%) et du taux d’urbanisation (devant osciller entre 60 et 80%). Dans quelle mesure les pays francophones seraient-ils plus concernés par ces indicateurs que les autres pays européens ?
Pour ce qui est de la France, effectivement, il y a un véritable problème qui est dû à la nature jacobine de la société française et au fait que ses élites, coupées de la société, favorisent une structure du marché de l’emploi qui maintient tout un nombre de privilèges à ceux qui en ont déjà un, empêchant les licenciements et rendant donc très difficile l’accès à l’emploi des jeunes générations. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si beaucoup de jeunes Français partent en Angleterre actuellement pour trouver un emploi, ce qui est aussi le cas d’un nombre important de jeunes Français d’origine arabe ou musulmane. Cela se traduit chez eux par un chômage massif qui rend difficile l’identification aux valeurs de la société française, et notamment à la laïcité portée par l’école. En effet, si les savoirs, dont la laïcité se réclame, n’aboutissent à aucun travail, alors les valeurs qui accompagnent ce savoir sont jetées comme le bébé avec l’eau du bain.
Cela est dû à une situation où la France, contrairement aux autres pays européens qui redémarrent économiquement profitant de la conjoncture d’un pétrole très bas et de taux d’intérêt quasiment proches de zéro, présente toujours des pesanteurs structurelles dues à la domination d’une aristocratie d’Etat issue de l’ENA, coupée de la réalité. C’est ce qui explique que cette jeunesse issue de l’immigration a le sentiment d’être complètement marginalisée, de ne pas avoir accès au marché du travail. Mais elle n’est pas la seule dans ce cas : c’est toute la jeunesse française qui est concernée aujourd’hui, y compris dans les institutions les plus prestigieuses. Le lycée Louis le Grand, par exemple, pépinière des élites françaises, voit un certain nombre de jeunes aujourd’hui s’inscrire dans des universités américaines une fois le bac obtenu plutôt que de chercher des filières prestigieuses qui mèneront à l’école Polytechnique ou à l’école Normale Supérieure. Pour le djihadisme, d’une certaine manière, il en est de même : la non-prise en compte de la situation des quartiers populaires par les élites aboutit à cet état de fait.