Comme toujours, le choc des images évacue le poids des mots. Les scènes filmées sur le trajet disputé puis bloqué de la manifestation, du 14 octobre, sont supérieures – en illustration comme en pédagogie – aux jolis et théoriques essais sur la démocratie réellement pionnière mais fâcheusement poussive du Sénégal. Pire, le spectacle alarmant d’une démocratie en voie de démantèlement, agresse les yeux des citoyens et des observateurs qui se demandent comment un droit, une routine et, surtout, une garantie de vie politique hautement civilisée et anciennement coutumière du Sénégal, c’est-à-dire une manifestation de l’opposition, peut être une source de violences, de vexations et d’humiliations méthodiquement ajustées sur un segment de la classe politique bourré de personnalités de premier plan ?
Peu importe le thème de la manifestation qui brasse visiblement des éléments qui fâchent comme le pétrole, le gaz, les affaires du maire Aliou Sall, la transparence, le népotisme, la pauvreté etc. ! Ce qui alerte, mobilise et met en ordre de bataille nombre de Sénégalais, c’est la défense vitale des principes démocratiques et non le discours critique d’une fraction de l’opposition regroupée dans un énième cadre que constitue « Mankoo Wattu Seneegal ». Car, le rayonnement et le destin du Sénégal survolent les clivages et contrebalancent les intérêts des 260 ou 265 Partis politiques. Inconcevables et insupportables sont, donc, l’irrespect des lois et le recul démocratique du séduisant Sénégal, pays très tôt présent dans le peloton de tête des démocraties louées et enviées en Afrique : le beau Botswana, le charmant Cap-Vert et la magnifique Maurice.
A cet égard, les arguments des extrémistes de l’APR et les alibis des durs du Palais sont faibles et fallacieux. Lorsque le fougueux député Abdou Mbow et les écervelés incorrigibles – j’allais dire les sans-cerveaux – de la COJER s’érigent verbalement en remparts contre la fictive « déstabilisation » du pays, ils butent bêtement sur les réalités d’une proche actualité qui les démentent sans appel. En effet, des hommes, des jeunes et des femmes ont manifesté sans entraves, début octobre, à Bamako. A la même date, l’opposition ivoirienne a défilé bruyamment, en critiquant rageusement la nouvelle Constitution proposée par le Président Alassane Ouattara et adoptée par l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire.
Admirable sédimentation de la démocratie en déploiement dans les deux pays précités, quand on sait que des prétextes d’interdiction très valables y existent à foison. Au Mali, le nord (région de Kidal) se détache, tandis que le centre (région de Mopti) se délite. Sur le terrain, l’armée malienne perd, en moyenne, 3 soldats par jour. Même à Bamako, deux hôtels ont été attaqués et le QG de la Minusma mitraillé. En dépit de ce condensé de périls latents et larvés, IBK autorise des rassemblements hostiles à son gouvernement. Ailleurs, on proclamerait l’état de siège ou la Loi martiale qui gèle tous les agissements politiques. Conjoncture pareillement délicate dans une Côte d’Ivoire en convalescence politique post-guerre civile, avec des fractures ethniques et des cassures psychologiques toujours béantes. En outre, le drame de Grand Bassam (une plage ensanglantée par des terroristes) est encore frais dans les mémoires. Qu’à cela ne tienne, le Président Ouattara y tolère les manifestations vivement opposées à la Constitution.
Leçons du Mali et exemples de Côte d’Ivoire qui glacent de honte, les Sénégalais dont le génie politique habituellement phosphorescent est incapable, aujourd’hui, de surmonter l’écueil né strictement de l’itinéraire d’une marche. En démocrates sincères, les uns et les autres pouvaient hâter le compromis – vieille trouvaille consubstantielle à la politique – en traçant une infranchissable ligne rouge, à la hauteur de l’immeuble Kébé. Autrement dit, une solution médiane qui stoppe l’escalade et bonifie la gouvernance responsable et avisée. Certes, ce schéma-là, comme tous les scénarii de maintien d’ordre, présente une marge de risques dans une zone sensible englobant quelques centres nerveux de l’Etat. Mais le couple « Sécurité-Démocratie » ne fait, nulle part au monde, un ménage facile. Tout comme le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique doit se convaincre qu’il ne sera jamais, le ministre de la… Sinécure nationale. Des sources bien informées indiquent que les services de renseignement avaient – via des éléments infiltrés au cœur du staff de « Mankoo Wattu Seneegal » – acquis la conviction que de jeunes manifestants excités allaient foncer vers la Place de l’indépendance. Possible ! De toutes les façons, le renseignement ne tient pas le haut du pavé en démocratie. Il aiguillonne mais ne dicte pas et ne décide pas. Choisir la démocratie, c’est accepter les emmerdements exaltants qui distinguent un peuple et grandissent une nation.
Avoir une opposition truffée d’anciens Premiers ministres, de ministres récemment débarqués ou démissionnaires, et d’un ancien Président du Sénat d’alors (Pape Diop aurait pu être chef de l’Etat par intérim – avant Macky Sall – si Wade était décédé) constitue une chance inouïe pour le Sénégal. Et une preuve rassurante que des vandales invétérés ne sont pas à la tête des manifestants. D’où l’insupportable orgie de violences répressives qui a choqué au plus point les Sénégalais qui, eux, sont mille fois plus nombreux que les opposants, les manifestants et les tenants du pouvoir. Le sentiment d’une humiliation programmée et planifiée reste vivace. « Lacrymogèner » à outrance des personnalités longtemps fondues dans les institutions élevées et respectées de l’Etat, est une vilaine pratique accoucheuse d’une dégradante image pour un pays qui, en 1960, était gouverné par un agrégé et futur académicien, dans un continent où des soudards (Bokassa, Idy Amine), un moniteur (Tombalbaye) et un facteur des PTT (Ahidjo) régnaient, avec une cruauté sans bornes, sur leurs peuples respectifs.
La scène d’ex-ministres bastonnés, pourchassés vers des taxis, culbutés dans la rue par des policiers qui, il ya quelques temps, leur ouvraient les portières de voitures et les portes de bureaux, est franchement désagréable. Il ne restait plus qu’à prendre Abdoul Mbaye, Idrissa Seck, Malick Gakou, Oumar Sarr etc. et à les tendre par quatre publiquement. Evidemment, personne n’accable les policiers irréprochables qui relèvent d’un commandement, lui-même, soumis à l’autorité ministérielle. Donc politique. Ironie du sort, le régime actuel matraque ceux qui ont lutté pour son avènement et met, à l’abri des rigueurs du combat politique, ceux qui ont conspiré contre son triomphe, en 2012. Malick Gakou, jadis à l’AFP, et Idrissa Seck étaient farouchement opposés au troisième mandat de Me Wade et au processus de dévolution monarchique du pouvoir dont l’aboutissement aurait fermé les portes du Palais, à Macky Sall. Quant au banquier Abdoul Mbaye, il fut hors du champ politique. Pire, la victoire du leader et fondateur du PDS, en mars 2012, aurait grandement ouvert les portes des prisons pour nombre d’hommes politiques et de journalistes célèbres. Des souvenirs qui devraient normalement balayer l’arrêté scélérat de Me Ousmane Ngom.
Ici, la dénonciation vigoureuse ne cible pas les ombres et lumières des contrats pétroliers ou gaziers. Loin s’en faut. La présente chronique, dégoulinante de colère, vise une doctrine de gouvernance et des mœurs politiques mal cachées voire ouvertement déclinées. Hier, le Président Macky Sall a fait l’apologie sonore de la transhumance, à Kaffrine. Rien de nouveau sous le ciel du Sénégal où la mobilité politique est antédiluvienne ! Aujourd’hui, c’est l’adhésion muette ou semi-silencieuse à l’autoritarisme qui est l’antichambre de la dictature. D’où la nécessité – non pas de tirer la sonnette d’alarme – mais de s’y agripper, afin que le sifflement strident réveille un peuple aussi attaché à sa démocratie déjà savourée et chérie qu’à son pétrole annoncé et peu ou prou hypothéqué par la confusion et le tumulte.
PS : L’effervescence et la peur autour du pétrole sont justifiées. Même si elles ne doivent pas engendrer des accusations sans preuves. En effet, il y a des pays où les recettes de l’or noir sont logées dans un compte spécial et…noir. Un compte hors Trésor public et situé à Genève. C’est le cas pour le pétrole du Cameroun. Dans le Tchad voisin, le pétrole découvert et exploité à Doba (Sud du Tchad) fait le lit du fédéralisme incarné par l’homme politique et opposant, mon vieil ami Ngarlejy Yorongar, désireux de démembrer puis de remembrer l’Etat unitaire du Tchad. Arrière-pensée : garder le pétrole pour le Sud riche au détriment du Nord (Faya-Largeau) vide et désertique. Dangereux pétrole !