L’Ecossais, récompensé en 2015, publie un essai “La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités”, dans lequel il décrit une réalité plus optimiste que dans le passé. Rencontre avec cet économiste humaniste.
Lundi 17 Avril 2017
L’espérance de vie s’est considérablement rallongée. La mort prématurée n’est plus le lot commun. La pauvreté mondiale s’est réduite, à mesure que les deux plus grands pays du monde, la Chine et l’Inde entraient dans le bal de la croissance économique. Bref, la vie est globalement meilleure aujourd’hui qu’hier, pour les sept milliards d’humains qui habitent la planète…
C’est cette réalité que l’Ecossais Angus Deaton, prix Nobel d’économie en 2015 et professeur à l’université de Princeton aux Etats-Unis, décortique dans son livre, La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités (éd. PUF). Un ouvrage d’économie clair et accessible, placé sous les auspices du film culte de 1963 : La Grande Evasion de John Sturges, avec Steve McQueen — durant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs prisonniers, aviateurs de différentes nationalités, s’évadent d’un camp allemand, le Stalag Luft III.
« Le film met l’accent non sur la réussite limitée de cette évasion, mais sur le désir inextinguible de liberté que manifeste l’homme, même face à des obstacles apparemment insurmontables », commente Deaton.
Rencontre avec un économiste humaniste.
Pourquoi ouvrir votre livre sur l’histoire de votre père ? C’est assez inhabituel pour un livre d’économie…
Ce n’était pas prévu au départ. A la fin du processus d’édition, juste avant les épreuves, l’un des relecteurs m’a conseillé d’écrire une ouverture plus personnelle. L’histoire de mon père s’est imposée et j’ai écrit la préface en dix minutes. Il est mort peu de temps avant la parution, et je lui ai aussi dédié l’ouvrage. Leslie Harold Deaton est né en 1918 à Thurcroft, un village minier d’Ecosse situé dans le Yorkshire. Il était promis à la mine mais fut enrôlé en 1939 et envoyé en France. Tuberculeux, il dut quitter l’armée et échoua dans un sanatorium.
En 1942, il épousa ma mère, et, en pleine pénurie de main-d’œuvre, se fit embaucher comme garçon de courses dans un cabinet de génie civil à Edimbourg. Il décida de devenir lui-même ingénieur civil, et étudia dix ans pour cela, en se battant beaucoup. Mon père s’est donc évadé de son milieu social et a tout fait pour qu’à mon tour, j’ai une vie meilleure que la sienne. Son existence condense tout ce que le livre développe sur le progrès ; son parcours et sa mobilité exemplifient cette grande évasion que je raconte. Avec ce livre, je voulais évoquer la vie humaine et non parler de statistiques. Je souhaitais m’adresser à des lecteurs ordinaires et j’ai le sentiment que cette ouverture parle aux gens.
L’un de vos champs de recherche réside dans la mesure économique du bonheur. Comment l’économie peut-elle s’emparer de cette notion subjective ?
Il y a beaucoup de débats sur cette question de la mesure du bien-être et moi-même, je ne suis pas sûr d’être toujours d’accord avec moi-même ! Je pense aussi quelquefois que le bonheur est un concept très subjectif et que sa mesure n’est pas toujours d’une grande aide, ou qu’en tout cas, elle n’en capture pas la spécificité. A partir de ces enquêtes, on met en relation le bien-être et la santé, le bien-être et le revenu, le bien-être et la croissance. On cherche à savoir s’il y a des fondements économiques au bonheur. Mais il faut rester très prudent car il y a différentes conceptions du bonheur. Le bonheur peut être une simple humeur, la façon dont on se sent à un moment précis, un jour donné. Ce bien-être émotionnel est très différent de la façon dont on perçoit et évalue plus généralement, la qualité de sa vie.
Est-on plus heureux quand on a plus d’argent ?
Justement, cela dépend de quel bonheur on parle. Les pauvres sont globalement moins satisfaits de leur existence que les riches, mais quand on interroge les gens sur leurs émotions et sentiments éprouvés la veille de l’enquête (inquiétude, stress, tristesse, découragement, colère, douleur), on se rend compte que la vie émotionnelle des pauvres ne diffère guère de celle des riches. La richesse ne protège pas de l’angoisse, de la peur ou de la tristesse. Mais ces données sont toujours complexes à manier car on fait en sorte de ne pas proposer aux gens une définition arrêtée du bonheur.
Si on leur demande par exemple si leurs enfants les rendent heureux, les gens répondent oui bien sûr, mais si on dissocie les deux niveaux, en leur demandant s’ils se sentent heureux, et vingt questions plus tard, s’ils ont des enfants, on n’aura pas le même type de réponse. On sait aussi que les gens qui sont opprimés, ont un rapport au bonheur qui relève d’une stratégie de survie. Ils se convainquent qu’ils sont heureux pour survivre. C’est aussi ce qu’enseignent les religions qui prônent un certain détachement par rapport à la réalité ici-bas. Mais cela ne fait pas pour autant disparaître la pauvreté et l’oppression.
Vous montrez que l’inégalité est une conséquence de la croissance.
Difficile de faire un lien nécessaire entre les deux phénomènes. Je montre que les périodes de progrès rapide se doublent souvent d’une augmentation des inégalités. Cela s’est par exemple produit au XIXe siècle avec les effets du chemin de fer qui ont enrichi certaines personnes et entraîné de nombreuses inégalités en même temps. C’est pareil aujourd’hui avec Internet et les nouvelles technologies. Le récit du progrès est aussi un récit d’inégalités. Mais, les inégalités peuvent aussi stimuler, encourager le progrès. Un exemple : l’un de vos camarades de classe essaie des choses, réussit et devient très riche. Cela peut vous donner envie d’y parvenir à votre tour, d’imiter à votre façon ce que d’autres ont accompli. Aujourd’hui, la valeur d’un diplôme supérieur est bien plus élevée qu’avant, elle augmente ainsi votre salaire et creuse donc les inégalités. Economiquement, les inégalités ne sont pas toujours nocives. Elles ont aussi un effet d’incitation.
Une large section de votre livre est consacrée à l’aide internationale. A vous lire, cela ne marche pas du tout…
Certains croient que l’on peut aider un pays à se développer comme on peut aider quelqu’un à réparer sa voiture. D’un côté, changer les freins, le carburateur, de l’autre, bâtir tant d’écoles, tant d’hôpitaux… Cette vision technique, mécaniste est une illusion. Cela ne marche pas, parce que le développement d’un pays dépend toujours d’un développement politique, c’est-à-dire d’un contrat passé entre les citoyens et leur gouvernement.
Or, certains gouvernements exploitent leur population. Dans de nombreux pays, en Afrique notamment, les dirigeants ne cherchent pas à bien diriger, mais simplement à s’approprier les richesses du pays. Dans ces pays, porter l’aide vers les plus pauvres est une illusion car ce n’est pas les donateurs qui contrôlent leur destin sinon les dirigeants corrompus eux-mêmes. L’aide peut même empirer les choses. Et saper les institutions locales.
En effet si vous êtes un dirigeant et que vous n’avez que faire de votre peuple mais pour seul intérêt de rester au pouvoir, vous devez quand même trouver de l’argent et passer pour cela, un semblant de contrat politique avec votre peuple. Si l’argent vient de la Banque mondiale, à quoi bon ? L’aide extérieure fait plus de mal que de bien. Cette illusion de l’aide constitue un obstacle à l’amélioration du sort des pauvres. Elle n’est jamais guidée par les besoins des bénéficiaires sinon par les intérêts nationaux et internationaux du pays donateur.
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