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Le 08 juin, 2017 La commission nationale de réforme des institutions (CNRI) avait proposé une constitution qui allait mettre un terme à la prolifération des partis politiques. Amadou Makhtar Mbow et son équipe avaient aussi dégagé les grandes lignes de ce qui allait être la nouvelle République sénégalaise. Elle allait disposer d’une Assemblée nationale digne de ce nom. C’est ce que le Professeur a confié au groupe Sud Communication. Dans ce deuxième et dernier jet de cette interview exclusive, le président Mbow estime que « quand on conquiert un pays c’est plutôt pour le faire progresser ». Il revient aussi sur ses relations avec l’ancien président Abdou Diouf mais aussi, sur la nécessité de renforcer l’Unesco qui apparaît à ses yeux, comme un remède « si on veut la paix dans le monde ».
Amadou Makhtar Mbow est une bibliothèque ambulante. Il force le respect. Du haut de ses 96 ans, l’homme ne cesse d’être sollicité ici et ailleurs. Pour la paix et le combat contre l’injustice et les inégalités, il répond toujours présent. Ce, quel qu’en soit le prix et les répercussions sur sa famille. Dans le dernier jet de l’interview grand format qu’il a accordée au groupe Sud Communication (Sud FM et Sud Quotidien), l’homme des Assises nationales, de la Commission nationale de réforme des institutions (CNRI) qui a marqué d’une empreinte indélébile l’Unesco, jette un regard sur le pléthore de partis politiques au Sénégal pour s’en étonner. Ils font presque 300 qui se sont retrouvés autour de 49 partis et coalitions de partis en perspective des élections législatives du 30 juillet prochain. Or, selon le Pr Mbow, « un pays comme le Sénégal ne devrait pas avoir plus de deux, voire trois partis », surtout qu’il a pu se rendre compte que certains partis politiques ne sont que des « boites aux lettres ».
« Il y’a beaucoup de Ndioublang au Sénégal »
« Dieu nous a donné le même cerveau, les mêmes capacités, à nous maintenant de cultiver ces capacités. Si vous voulez arriver à faire quelque chose, il faut faire l’effort. Et moi, je remercie mon père qui m’a toujours dit : « n’aimes jamais ce que tu ne peux pas obtenir ». Aujourd’hui, il y’a beaucoup de Ndioublang. Il y’a beaucoup de gens qui veulent arriver vite sans efforts. On ne regarde même plus la capacité des gens, on ne regarde même plus leurs compétences, leurs qualités. C’est mon ami seulement, donc je lui confie des responsabilités ».
« J’ai déjà dit et je le répète je ne porterai aucun jugement sur ce qui est arrivé ou sur ce qui se fait ou encore ce qui ne se fait pas. Je respecte les gens, je fais mon devoir. J’ai présidé les assises, nous avons adopté une charte de gouvernance démocratique. J’ai présidé avec l’accord de tout le monde la commission de réforme des institutions. Ce n’est pas moi qui ai décidé de la présider, on est venu me solliciter pour la présidence. Les assises, c’est pareil. On a réussi à faire un accord unanime, un consensus de tous les membres de la commission. Vous avez le résultat, lisez le bien et tirez en les conclusions que vous voulez. Maintenant, je ne vous dirai rien sur le Sénégal, je ne veux pas être l’objet de disputes, de débats ».
« On conquiert le pays pour le faire progresser »
« La vocation d’un parti politique, c’est de représenter une partie de l’opinion, c’est d’éduquer les électeurs, c’est de participer aux problèmes du pays en faisant des analyses et de voir ce qui est bon ou ce qui n’est pas bon et de le dire. C’est la conquête du pouvoir mais on ne conquiert pas le pouvoir n’importe comment, on conquiert le pouvoir pour faire progresser le pays. Dès l’instant qu’on cherche à conquérir le pouvoir pour soi-même et non pour le pays, on n’est pas un parti politique ».
« Certains partis politiques sont des boites aux lettres »
« Il y’a près de 300 partis maintenant. Quand j’ai commencé les Assises, j’ai demandé au ministère de l’intérieur la liste de tous les partis politiques. On m’a donné une liste de 200 partis. J’ai envoyé des convocations et il y’a une soixantaine qui m’ont répondu. Les autres n’ont pas répondu parce que ce sont des boites aux lettres. Le parti est composé de quelqu’un avec sa femme, son frère. Dans la constitution nouvelle (celle proposée par la CNRI, Ndlr), nous avions défini les critères pour être un parti politique ».
« Il n’y a pas de parti traditionnel ou de parti non traditionnel. Tous les partis ont les mêmes défauts, les mêmes qualités. Il y’a maintenant certains qui sont plus grands que d’autres. Toutefois, il est vrai quand même le parti dit traditionnel, le vieux parti, avait des statuts, des règles de fonctionnement et respectait un certain nombre de règlements. Un pays comme le Sénégal ne devait même pas avoir plus de deux ou de trois partis. Plus de 40 listes pour les législatives, comment les électeurs vont faire pour le vote ? Les couleurs ? Je me pose des questions ».
Rôle de l’Assemblée nationale
« Lisez le projet de constitution que nous avons envoyé. Vous verrez ce qu’est l’Assemblée nationale. Nous avons défini toutes les règles qui devaient être l’Assemblée nationale ».
NOMIC, ASSISES NATIONALES ET CNRI
« Toutes les trois expériences sont exaltantes. Mais ça s’est passé à des niveaux différents. A l’Unesco, quand j’y étais, il y avait 153 états membres avec des points de vue différents sur les questions, des orientations différentes, des idéologies différentes. J’avais dans le personnel 121 nationalités. Chacun venait à l’Unesco avec sa différence, sa culture, sa formation, ses aspirations, les aspirations de son pays etc. Mais, il fallait trouver une voie pour permettre à tous ses pays de cohabiter. Je l’ai dit dans un discours quand j’ai été décoré de la légion d’honneur du corps français. J’étais professeur, j’étais décoré des Palmes académiques, j’étais décoré des Arts et Lettres. Certains ont même annoncés que je favorisais la Francophonie, ce n’est pas vrai. Il y’avait deux langues de travail à l’Unesco : le français et l’anglais. J’ai dit que je ne peux pas obliger quelqu’un à me parler français, il peut venir me parler anglais mais, il ne peut pas demander que je lui réponde en anglais. Je lui réponds en français. J’ai donc dit : « il faut que ceux qui ne parlent que l’anglais fassent l’effort de parler français parce que ceux qui parlaient le français, pour la plupart parlaient l’anglais, apprenaient l’anglais avant de rentrer dans l’organisation. Ce qui était d’ailleurs une condition pour y rentrer ».
« J’allais refuser si Abdou Diouf m’avait sollicité »
J’ai quitté le gouvernement en février 1970. Je n’ai pas fait partie du gouvernement d’Abdou Diouf, il ne m’a pas sollicité mais, même s’il m’avait sollicité, j’aurai refusé parce que je considère que Senghor a voulu choquer des générations. Il y’avait des générations qu’il savait imbus des intérêts du pays mais qui n’acceptent pas tout et qui, donc, pouvaient lui refuser. Moi, j’ai refusé des choses de Senghor comme j’ai accepté des choses de lui. J’ai dit un jour à quelqu’un : « tu peux perdre tout en politique mais jamais la dignité ». J’étais très lié à Abdou Diouf. Il m’appelait oncle. Quand je suis venu au Sénégal et affecté comme professeur, on m’a donné un logement administratif, deux mois après, on est venu me l’enlever et celui qui m’a l’enlevé, était un parent d’Abdou Diouf. Il travaillait au service de logements. Quelqu’un m’a dit : « vas voir ton neveu pour régler ça ». Je lui ai dit : « si mon neveu est au courant et qu’il ne règle rien, je ne vais jamais le lui demander ». Je ne perdrai jamais ma dignité en allant solliciter quelqu’un. J’ai aidé beaucoup de gens mais personne ne vous dira que Amadou Makhtar Mbow est venu me demander ceci ou cela ».
« Si on veut la paix dans le monde, il faut renforcer l’Unesco »
« Il n’y a pas une organisation comme Unesco. C’est une organisation extraordinaire. D’ailleurs, si on veut la paix et le progrès dans le monde, il faut la renforcer. Il faut que l’Unesco également remplisse les attributions qui lui ont été confiées par son acte constitutif. On ne peut pas développer le tiers-monde, auquel je suis très attaché, j’avais de très bons rapports avec les pays du tiers-monde que ce soit l’ex-Yougoslavie où, j’ai rencontré Tito et l’Inde de Madame Gandhi que j’ai aussi rencontré à plusieurs reprises, sans cette organisation. Je n’ai cité que ces deux pays, mais j’avais des relations avec presque tous les pays du tiers-monde. Je me suis toujours efforcé de faire en sorte que les pays du tiers-monde se mettent d’accord entre eux et ils se sont tous mis d’accord. Je n’ai jamais eu de vote contre à l’Unesco. Je pourrais même vous dire comment on a réglé le problème de l’Israël.
L’Unesco, c’est une organisation parce que c’est la formation et on ne peut pas se développer sans la formation, l’éducation, la culture. Avant, on considérait qu’à l’Unesco, il y avait des pays civilisés et des pays non civilisés. On nous colonisait pour nous donner la culture des colonisés et l’Unesco a considéré au contraire, que tous les peuples ont des cultures et qu’il faut une coopération, une connaissance réciproque des cultures, une coopération mutuelle entre les pays à partir d’une connaissance mutuelle de leurs cultures.
Si vous voulez connaitre un pays, si vous voulez aussi l’apprécier, il faut connaitre sa culture. L’Unesco également, c’est la science et la technologie. Jamais nous nous ne développons sans recherche scientifique et technologique, sans développement de la science et de la technologie ».
« Sans l’industrialisation, nous n’en sortirons pas »
« Une avant dernière communication que j’ai faite à l’académie du Maroc, il y a deux ou trois ans, c’est sur l’industrialisation de l’Afrique. J’ai dit que sans l’industrialisation, nous n’en sortirons pas. Sans modernisation de l’agriculture, nous n’en sortirons pas. L’agriculture peut servir à ‘industrialisation mais, il faut développer la science. Moi, j’ai un champ, je cultive dans le village natal de mon père. Ce sont les Assises nationales et la commission nationale de la réforme des institutions (CNRI) qui m’ont empêché de le faire. Ma fille m’a précédé, elle a un champ là-bas. Moi aussi, j’ai des champs ».
« Mon souhait, la paix dans le monde »
« Mon souhait, c’est d’abord la paix dans le monde. Je suis très préoccupé par toutes les agitations qui peuvent conduire à la guerre. Dans une guerre, on utilisera forcément l’armement atomique. Ce qui peut signifier la fin du monde. L’humanité ne pourra pas survivre pour plusieurs raisons. D’abord, il y aura les destructions, des morts, des blessés. Les blessés, on ne pourra pas les soigner, ils mourront. Les morts seront extrêmement nombreux mais il y’aura également l’hiver nucléaire, c’est-à-dire l’atmosphère risque d’être assombri par des poussières qui entraineront l’impossibilité de l’évaporation de l’eau pour former les puits. On risque de nous clouer dans une situation, on consommera tous ce qu’il y’a sur terre, on n’aura plus rien à consommer. Je l’ai déjà dit dans un livre publié chez l’Harmattan et qui s’appelle « Les sources du futur » et c’était pour les États membres de l’Unesco ».
« Je ne supporte pas l’injustice »
« Toutefois, il n’y a pas de paix sans qu’on supprime l’injustice, les inégalités. Je ne supporte pas l’injustice. Je ne supporte pas les inégalités. Je ne supporte pas la misère et la faim des autres. Je ne peux pas considérer que certains peuples puissent manger à leur faim, qu’ils vivent dans le confort et le luxe alors que d’autres se trouvent dans la misère. Je ne peux pas supporter qu’il y’ait des malades qu’on soigne et d’autres malades qu’on ne soigne pas. Et voilà, tout le problème du sous-développement : la pauvreté, l’injustice, la faim, la maladie, l’ignorance. Or, le monde a maintenant les moyens de finir avec tout ça mais, le monde ne le fait pas à cause de l’égoïsme des gens et de la volonté des quelques-uns, de garder les biens pour eux au détriment des autres ».
Auteur: Abdoulaye Thiam – Sud Quotidien