- Le 28 mars, 2018
ne lésinent pas sur les moyens pour nous déconnecter de nos origines »
Avec « Bàmmeelu Kocc Barma », le dernier ouvrage en Wolof de l’écrivain journaliste Boubacar Boris Diop, 15 ans après son premier roman en wolof « Doomi Golo », on peut dire que l’auteur fait son ancrage dans la langue locale la plus parlée du Sénégal. Lire Boris Diop, c’est découvrir de belles subtilités de cette langue. Surtout quand c’est restitué avec son grand talent ! Après avoir montré qu’il maitrise la langue de Molière, mieux que l’immense majorité des Français de souche, « Boris » peut bien s’autoriser à leur faire un pied de nez. Tout autant donc qu’il maitrise la langue de l’autre, il s’exerce avec une rare finesse dans sa langue maternelle. « Bàmmeelu Kocc Barma », loin d’être un précis sur la vie de ce sage philosophe Wolof, ouvre plutôt l’une des pages les plus tragiques de l’histoire du Sénégal avec le naufrage du bateau « Le Joola » qui a vu périr au fond de l’océan des milliers de personnes. Dans cet entretien, donc, Boubacar Boris Diop de son dernier ouvrage, « Bàmmeelu Kocc Barma ». Entretien savoureux avec l’un de nos plus brillants intellectuels…
Le Témoin – Après plusieurs livres qui sont devenus des classiques de la littérature francophone, vous vous êtes tourné vers le Wolof et venez de signer Bàmmeelu Kocc Barma, votre second roman dans cette langue. Qu’est-ce qui motive ce tournant ?
Boubacar Boris DIOP – Personne ne devrait avoir à expliquer pourquoi il écrit des romans dans sa langue maternelle et je rêve du jour où on ne nous mettra plus en demeure de le faire. Mais je dois bien admettre que notre situation historique particulière nous oblige pour le moment à justifier ce qui va tout à fait de soi dans le reste du monde. Par le recours au wolof, je crois avoir tout simplement fait le choix du bon sens et dans le cas d’espèce c’est ce que Sartre, qui a longtemps été mon maitre, appelait « penser contre soi-même ». Je veux dire par là qu’au lieu de me contenter d’une carrière dite normale d’écrivain d’expression française, qui s’est toujours assez bien passée, j’ai choisi d’emprunter une voie certes plus naturelle mais aussi bien plus difficile pour moi.
Vous arrive-t-il de regretter ce choix ? On parle de double peine…
Regretter ? Absolument pas. Jamais. Je regrette seulement d’avoir si tard osé le passage à l’acte. C’est que, voyez-vous, j’étais sensible comme tant d’autres aujourd’hui à ces flatteries qui ont surtout pour effet de vous faire perdre toute lucidité et de vous tenir aussi éloigné que possible de votre public naturel.
Justement, certains disent que votre choix est pure coquetterie, que vous avez attendu d’avoir un nom en langue française avant d’écrire en wolof…
Cette critique revient tout le temps, elle m’a encore été faite il y a quelques jours en Espagne. Et je réponds toujours à ces interlocuteurs, qui sont parfois de bons amis : « Que n’auriez-vous pas dit si, après une carrière ratée d’auteur francophone, je m’étais lancé dans le combat pour les langues africaines ? Vous vous seriez sûrement moqué de moi : « xool-leen saa waay, jéem naa bind ci tubaab, amu ci ndam, léegi mu ngi nuy bëgg a rey ak coow ! » C’est typiquement un procès d’intention, quoi que vous fassiez les mêmes, décidés à vous tirer vers eux, c’est-à-dire en arrière, trouveront à redire. Je crois que ces gens ont de moins en moins d’arguments rationnels contre les langues nationales et dans leur énervement ils disent à peu près n’importe quoi. C’est bon signe pour nous, on sourit et on avance. Franchement, qui peut en arriver à des calculs aussi pervers ? Ce n’est même pas concevable, en fait. Non, on écrit et vogue la galère.
Et le marché ? Le lectorat des livres en langues nationales ?
La production littéraire d’un peuple doit être perçue de manière dynamique, ce n’est pas l’affaire d’un instant figé dans l’histoire. Et en considérant justement l’histoire de la littérature universelle, j’ai l’impression que seule notre époque se pose certaines questions. Pourquoi veut-on tout soumettre, même l’art, à la loi de l’offre et de la demande ? Je sais qu’il y a des auteurs de talent, voire de génie, qui cartonnent, comme on dit. Je peux citer ici Toni Morrison, Chimamanda, Arundathi Roy ou encore John Coetzee. Mais vous avez aussi une foule de célébrités littéraires qui font de grosses ventes avec des récits creux et médiocres, défauts qu’ils réussissent à faire oublier par une savante utilisation des médias et des réseaux sociaux. On ne peut pas imaginer des jeunes spécialistes du marketing littéraire tournant jadis autour d’auteurs comme Goethe ou Dante pour veiller à ce qu’ils ratissent large et leur suggérant à l’occasion de savoir se vendre eux-mêmes pour mieux vendre leurs livres. Cette logique de showbiz, méprisable en elle-même, n’a jamais eu aucun sens dans le contexte d’une littérature naissante. À l’époque des géants que je viens de nommer, le public n’existait souvent presque pas, ce sont eux qui l’ont créé en remettant en cause toutes les certitudes sociales et canons esthétiques. Si vous rapportez tout cela à la création dans nos langues nationales, cela signifie qu’il se pourrait bien qu’avec Aawo bi Mame Younousse Dieng ait eu de son vivant plus de lecteurs en wolof que n’en avait Shakespeare en anglais. Autre exemple : quand Serigne Moussa Kâ est mort en 1967, qui au Sénégal est au courant, en dehors de la communauté mouride ? Sa postérité commence pourtant à être bien plus glorieuse que celle d’écrivains qui tenaient le haut du pavé dans les années 90.
Pour en revenir à vous, est-il vrai que vous avez décidé de ne plus écrire en français ?
On me le fait dire et c’est souvent repris sur Internet. Je n’ai pourtant jamais fait une telle déclaration. Cela n’a aucun sens de se couper la langue, au sens propre comme au figuré. En termes plus clairs, on se sert de ses deux jambes mais il en est forcément une avec laquelle on est plus naturellement à l’aise, on peut être gaucher ou droitier. Il s’agit finalement moins de sonner la charge contre une langue donnée que de mettre la sienne à la première place. C’est tout bête. Je ne m’interdis cependant rien, après Doomi Golo en 2003 j’ai publié Kaveena en français en 2007. Tout ce que je peux vous dire pour le moment, c’est que je ressens de moins en moins l’envie de créer directement en français. Ce n’est pas un choix politique ou philosophique délibéré, c’est juste une question de désir, lequel est un facteur essentiel dans la création littéraire. Et ce désir n’est plus là, c’est tout. Est-ce une situation temporaire ou définitive ? Je n’en sais rien et au fond cela m’importe peu.
Pour reprendre une de vos interrogations, pourquoi devrait-on avoir peur du Wolof ?
Vous faites allusion à cet article intitulé « Qui a peur du Wolof ? » Il m’a été demandé par Le Monde diplomatique pour marquer la célébration de ce qu’on appelle assez pompeusement la Journée internationale de la francophonie. Les journalistes du mensuel en question connaissent très bien mes positions et savaient donc ce que j’allais écrire. Mais justement, eux aussi, bien que Français, sont très conscients des visées néo-colonialistes de la francophonie, auxquelles ils ne souscrivent pas du tout. Ils avaient en tout cas envie de faire entendre un autre son de cloche. J’ai essayé de montrer que malgré tous les problèmes, il y a de sérieuses avancées dans le domaine linguistique dans certains pays, dont le Sénégal. Et ça, les stratèges de la Françafrique le savent bien, ils ont l’habitude d’observer froidement les mutations sociales dans les pays dominés. Ils voient donc bien que dans notre pays, qui leur a toujours servi de laboratoire, leur langue est en déclin. Ils le disent d’ailleurs et vous voyez bien qu’ils sont en train de battre le rappel des troupes et songent déjà aux moyens de limiter les dégâts. Pourquoi Macron dit-il aujourd’hui qu’il faut veiller à ce que le français n’étouffe pas les langues africaines ? Pourquoi du jour au lendemain tous ces textes un peu geignards sur l’avenir de la francophonie ? J’observe que, dans ce débat typiquement parisien, seuls des intellectuels africains se sont exprimés.
La francophonie ne concernerait-elle donc pas les auteurs français eux-mêmes ? Tout ça est assez renversant. La Françafrique littéraire voit également dans le bilinguisme un moyen de sauver les meubles, ses hommes essaient déjà de pousser l’idée sans avoir l’air d’y toucher. C’est ce que l’on peut appeler du guddal jéll, on souhaite bien du plaisir à ceux qui essaient d’arrêter la mer avec leurs bras.
Le titre de votre ouvrage, Bàmmeelu Kocc Barma, pourrait prêter à confusion. Pouvez-vous être plus explicite…
Le titre s’est imposé de lui-même, ce qui ne m’arrive pas souvent. Je me souviens que c’était le cas avec Murambi, le livre des ossements. En général, j’hésite entre plusieurs possibilités et pas seulement pour les titres d’ailleurs puisque je travaille beaucoup sur les noms des personnages. Oui, on peut être dérouté par le fait qu’une fiction consacrée au naufrage du « Joola » s’appelle Bàmmeelu Kocc Barma. Mais un titre de roman n’a pas à être explicite. Pensez-vous un seul instant à la grève des cheminots du Dakar-Niger quand vous voyez écrit « Les bouts-de-bois-de-Dieu » sur la couverture d’un livre ? Après tout, c’est là que commence le jeu de piste entre l’auteur et le lecteur, l’entrée dans le labyrinthe. Et dans le cas de Bàmmeelu Kocc Barma, il suffit de lire le roman jusqu’au bout pour se rendre compte que le titre est parfaitement justifié.
Vous semblez être si traumatisé par ce naufrage du bateau « Le Joola » que vous l’écrivez avec le poids des mots : « 1883 toqi deret. Ak benn. Bunu fàtte benn toqu deret boobu. Bunu ci fàtte benn, sax »
J’ai voulu rappeler avec Bàmmeelu Kocc Barma qu’il ne s’est jamais rien passé de plus important que le naufrage du « Joola » dans l’histoire contemporaine du Sénégal. Pensez-y donc, notre pays n’a jamais été une puissance maritime et voilà qu’avec un petit bateau conçu pour cinq cents personnes, nous enregistrons en une nuit près de deux mille morts, une des plus grandes tragédies du genre dans l’histoire humaine, plus que le fameux Titanic ! Je me souviens d’un récent article de Makhily Gassama revenant sur le naufrage de septembre 2002, il disait en gros arrêtons donc de faire comme si cela n’a jamais eu lieu, et cela m’a impressionné car il brisait la conspiration du silence autour de cette catastrophe. Rien n’est plus choquant que la facilité avec laquelle nous avons eu tendance à oublier ces morts. La fiction est un moyen non pas de les ressusciter mais de faire en sorte qu’ils ne meurent pas une deuxième fois.
Vos descriptions de la souffrance des victimes nous paraissent un peu macabres. Sont-ce les subtilités de la langue qui l’imposent ou cherchez-vous un effet particulier ?
Je crois que le sujet lui-même rend inévitable un tel réalisme, encore qu’il ne faille pas en faire trop. Il se trouve aussi que très souvent les personnages d’un roman imposent à l’auteur leurs propres mots et attitudes. Et je dois ajouter que quand on écrit en wolof la charge émotionnelle est bien plus forte, on entend soi-même, distinctement, tout ce qu’on leur fait dire, à travers eux des expériences de vie, de la vraie vie du romancier, refont surface. Le wolof est la seule langue du Sénégal que je connaisse mais je suis à peu près sûr qu’il en est de même quand on écrit en seereer, pulaar ou joolaa.
Kinne Gaajo recèle en elle toutes les contradictions d’une société qui se veut pourtant puritaine. Pourquoi avoir choisi d’en faire une héroïne ?
Une des leçons que j’ai apprises au terme de plusieurs décennies de création littéraire, c’est à quel point il est important pour le romancier d’avoir des personnages qui se jouent de toutes les barrières, en particulier des barrières sociales. C’est pourquoi le Fou ou l’Agonisant sont si intéressants, tous les deux se sont en quelque sorte libérés des simagrées de la comédie humaine et puisque rien ne peut brider leur parole, ce sont de magnifiques porte-voix, de même d’ailleurs que tous les marginaux. Le point de vue de l’enfant est lui aussi un excellent moyen de manipuler le lecteur, d’aller jusqu’au bout du dire.On le voit bien dans La vie est belle, ce film extrêmement audacieux de Benigni sur la Shoah. Avec Kinne Gaajo, j’avais besoin d’une figure d’intellectuelle extrêmement libre et talentueuse mais n’ayant presque jamais mis les pieds dans une école française. Kinne Gaajo vient de l’intérieur du pays, elle est d’un milieu modeste, toutes choses qui l’amènent à se prostituer pour aider les siens à survivre. Tout la condamnait à sombrer au fond de l’abime mais elle a eu la force non seulement de rester debout mais de se hisser au sommet par son art. Beaucoup de personnes victimes des mêmes handicaps de départ avaient en elles la même force mais n’ont pas pu ou voulu se battre pour changer le cours de leur destin. Bàmmeelu Kocc Barma est un roman qui exalte la résistance personnelle, qui dit le refus de toute forme de résignation.
Bàmmeelu Kocc Barma n’épargne personne, les personnages sont crayonnés avec beaucoup de réalisme. Le journaliste véreux, les politiciens bonimenteurs, bouffons et opportunistes. Vous sentiriez-vous désabusé par cette société ?
La narratrice principale, Njéeme Pay, est une journaliste très célèbre, qui connait les petits secrets des figures les plus éminentes du Sénégal, des politiciens en particulier. Sa lecture de la société se fait à travers ce prisme et elle a tendance à se montrer désabusée et cynique. Cela dit, vous n’imaginez quand même pas un roman avec rien que des politiciens angéliques, des hommes d’affaires tout aussi vertueux et des patrons de presse incorruptibles ! D’un autre côté, le fait de mettre en exergue certains comportements tout à fait blâmables ne signifie pas que l’on incrimine tout un peuple. Mes amis étrangers vivant au Sénégal me disent par exemple souvent à quel point ils aiment notre pays auquel ils ne trouvent que des qualités ! La vérité se trouverait certainement entre ces deux excès, d’hostilité et de tendresse. Pour moi, la seule chose pouvant causer des dégâts à terme, mon réel motif d’angoisse, c’est le fossé grandissant entre les Sénégalais et leur culture négro-africaine. Je le dis depuis des années et je le répète ici : nous sommes en majorité musulmans, nous ne sommes pas pour autant des Arabes. De riches pays étrangers ne lésinent pas sur les moyens pour nous déconnecter de nos origines et leur principale cible ce sont les confréries. C’est exactement le même type d’intervention extérieure qui a rayé la Somalie de la carte. Même s’il est exclu que le Sénégal puisse se trouver un jour dans une situation similaire, il y a lieu de s’inquiéter, tout cela peut quand même finir mal.
Vous évoquez quelques figures emblématiques du Sénégal. Quel pourrait être leur apport en ces temps de crise et d’absence de repères ?
C’est juste un rappel, je n’ai voulu donner de leçon à personne. La figure de Sidya Léon Diop est particulièrement importante. Ce prince du Waalo, farouche résistant anticolonialiste, déporté au Gabon – où il a mis fin à ses jours à vingt-huit ans – mérite d’être mieux connu et honoré par notre pays. Parmi les premières réactions que je reçois de mes lecteurs, il est beaucoup question de Sidya. La plupart de ces lecteurs sont des jeunes qui n’en avaient jamais entendu parler auparavant.
À quand la traduction de Bàmmeelu Kocc Barma ?
La question m’est posée dès que je publie un texte en wolof. C’était le cas avec Doomi golo. Le danger ici, c’est qu’un passage précipité à l’anglais ou au français pourrait être un enterrement de première classe pour la version originale. Je ne me presse donc jamais et, à titre d’exemple, entre Doomi Golo en 2003 et Les petits de la guenon en 2009, il s’est passé six ans. Ce long délai n’a pas empêché certains de déclarer dans des conférences ou lors d’interviews: « La littérature en langues africaines, ça ne peut pas marcher, voyez par exemple Boris, il a été obligé de traduire immédiatement Doomi Golo en français ! » Cela fait partie de ces arguments irrationnels dont je vous ai parlé au début de cette interview. Le roman a été traduit au bout de six ans et ils utilisent quand même le mot immédiatement… Que pouvez vous répondre à cela ? Pour Bàmmeelu Kocc Barma, je ne sais pas encore, il y a des propositions pour l’anglais mais je me donne le temps de la réflexion. Il est essentiel de laisser à l’original le temps d’apprendre à marcher, de savoir tomber et se relever.
Auteur: Alassane Seck GUEYE – Le Témoin