INTERVIEW – Depuis deux ans, les militants radicaux on pris l’habitude de se retrouver en tête de cortège des manifestations. Le chercheur Guillaume Origoni (1), doctorant en histoire à l’Université Paris Nanterre, décrypte le phénomène.
LE FIGARO. – Peut-on dater l’apparition des cortèges de tête en France?
Guillaume ORIGONI. – «Il est très difficile de donner une date de début à ce phénomène. Tout d’abord parce que la tête de cortège aujourd’hui comme la queue de cortège hier représentent sensiblement la même chose. Il est vrai que l’on remarque une cristallisation de la pratique au moment de Nuit debout. Pour autant, ce n’est pas une nouveauté. Prenons l’exemple des antinucléaires allemands, ancêtres des black blocs: eux-mêmes se trouvaient en tête de cortège, le reste des manifestants suivant derrière. On peut remonter encore plus loin avec d’autres exemples en Europe, dans les années 1960. Les militants communiquent, se transmettent les pratiques. Le cortège de tête n’était plus utilisé depuis au moins une décennie. Mais en politique, rien ne meurt vraiment et il est réapparu à la faveur de la réunion de plusieurs conditions.»
Quelles sont ces conditions?
«Je pense qu’il existe un espace politique en train de se libérer pour les militants radicaux, dû à la conjonction de trois éléments. Premièrement, ceux qui souhaitent un engagement structuré s’engagent dans la France insoumise. Mais pour certains, ce n’est pas assez radical. Deuxièmement, il y a la baisse de la représentation continue des syndicats. Troisièmement, les exécutifs se succèdent mais tous sont peu enclins à la négociation. Résultat: se retrouvent dans les cortèges de têtes des militants de gauche radicale (France insoumise), d’extrême gauche (NPA et LO) et d’ultra gauche. Ces derniers se situent à gauche des précédents, ils prônent l’action directe et veulent abattre l’État.»
Comment se structure ce cortège?
«Aucun parti n’appelle à y participer. Les réseaux sociaux jouent un rôle dans leur formation, la rumeur fait le reste. Le cortège de tête est fait d’individus qui ensemble forment des groupes. Ces groupes s’agrègent eux-mêmes de manière affinitaire. Ils se retrouvent autour d’un objectif commun: lutter contre le pouvoir en place et la société capitaliste. Pour ces militants, il existe trois types de territoires. Le territoire du quartier, où l’on tisse des liens sociaux pour gagner la population. Le territoire forteresse, que l’on doit défendre, tel que les ZAD. Enfin, il y a le territoire de l’affrontement, comme lors des manifestations, où l’on démontre la fragilité de l’État grâce à ces cortèges de tête.»
«Autour de ces militants, on trouve également des structures à vocation plus intellectuelle tels que le média Lundi matin ou les éditions La Fabrique. Eux produisent de la pensée politique de qualité. Partant du constat que les expériences du XXe siècle ont échoué, ils cherchent à trouver la fameuse troisième voix.»
Comment les forces de l’ordre parviennent-elle à gérer le phénomène?
«Elles évaluent en permanence le ratio action/inaction. La plupart du temps, elles ne vont pas à l’affrontement et cherchent plutôt à contenir le cortège. Depuis des décennies, elles y arrivent plutôt bien, avec certes beaucoup de blessés et parfois un MacDonald qui brûle. Mais il est sûr que cela devient plus difficile pour la police face à des militants sans cesse plus aguerris. La réforme des renseignements a sans doute déréglé quelque chose. Logiquement, les services auraient dû sentir l’ampleur du rassemblement radical du 1er mai. Il semblerait qu’il manque aujourd’hui quelques «antennes» pour mieux les informer.»
«Aujourd’hui, deux choses leur font peur. La première, c’est la croissance du cortège de tête. Les radicaux étaient environ 600 pendant la réforme des retraites. Ils étaient environ 2000 le 1er mai à Paris, suivis par une dizaine de millier d’autres hors cortège syndical. Il y a donc une croissance des chiffres et rien ne dit que les 2000 ne deviendront pas 3000 ou 4000 bientôt. La seconde, c’est que l’extrême et l’ultra gauche retrouvent ses prolétaires. L’annonce du comité Vérité et justice pour Adama Traoré qui appelle à défiler le 26 mais dans le cortège de tête peut apparaître comme un début de convergence.»
(1) Guillaume Origoni participe au site Fragment sur les temps présents. Il est par ailleurs auteur de l’article «Les Francs-Tireurs Partisans, de la militance antifasciste à la violence politique contre le Front national» dans l’ouvrage collectif La violence des marges politiques des années 1980 à nos jours, (direction Nicolas Lebourg et Isabelle Sommier), éditions Riveneuve.