La dérive autoritaire de Xi Jinping pourrait saper les fondements du miracle économique chinois qui a permis au pays de connaître une croissance de 10% par an entre 1978 et 2013.
Effet collatéral
Publié le 20 Octobre 2018
Atlantico : Selon un article de Jonathan Tepperman pour Foreign Policy, la dérive autoritaire de Xi Jinping pourrait saper les fondements du miracle économique chinois qui a permis au pays de connaître une croissance de 10% par an entre 1978 et 2013. Comment évaluer les dégâts que pourraient causer les changements politiques instaurés par Xi Jinping en comparaison de ceux mis en place par Deng Xiaoping ?
Emmanuel Dubois : L’article auquel vous faites référence est intitulé « Le Grand Bond en arrière ». Dans votre question, vous parlez de « dérive autoritaire » à propos de l’évolution de la politique chinoise. Dans les deux cas, il y a un présupposé qui me semble critiquable et qui est le suivant : la Chine était depuis la politique de réforme et d’ouverture adoptée sous l’impulsion de Deng Xiaoping il y a quarante ans sur le bon chemin, celui qui devait la mener vers les terres enchantées du libéralisme économique et politique.
Selon ce schéma, par petits pas, le Parti, tout en conservant des caractéristiques propres aux dictatures (répression impitoyable des manifestations, censure, absence d’élections ouvertes, etc.) évoluait progressivement vers plus de liberté économique, se défiait du pouvoir personnel, permettait le débat sur certaines questions. Puis, en 2012, sous l’influence de Xi Jinping, le pays aurait pris un brusque virage à 180° (ou version plus nuancée, aurait commencer à « dériver ») pour effectuer un « grand bond en arrière » et revenir aux temps obscurs d’une dictature classique.
Je ne crois pas que ce schéma soit exact. Il contient bien sûr une part de vérité. Sous l’influence de Deng, des réformes étaient entreprises, notamment dans le domaine économique, mais jamais le PCC n’a sérieusement songé à abandonner le monopole du pouvoir. Il n’a jamais été vraiment question de démocratisation, et dès les années 1980, Deng stigmatisait la « pollution spirituelle occidentale » dans le domaine des libertés au sens large (liberté des mœurs et libertés politiques).
« Le Grand Bond en arrière » fait référence bien sûr au Grand Bond en avant qui causa plusieurs dizaines de millions de morts en Chine au tournant des années 1960. C’était, en Europe, l’époque de la haute croissance. Et la Chine voulait croître plus vite encore puisqu’elle prétendait rattraper le Royaume-Uni en quelques années. Ce fut une catastrophe totale. Il y a donc pire qu’un grand bond en arrière, ce serait un nouveau grand bond en avant, fondé sur une foi absolue dans le progrès et le volontarisme du Parti. Or, il me semble que la politique de Xi s’inscrit plutôt dans ce cadre. Du point de vue du Parti, aucun tournant n’a été pris. La Chine continue sa marche vers la puissance qui passe par un renforcement du pouvoir exécutif du Parti et du gouvernement. Le mythe qui syncrétise marxisme et nationalisme d’une émergence chinoise irrésistible, inscrite dans le sens de l’histoire, est héritée de Mao et reste copieusement alimenté par la rhétorique actuelle du pouvoir, même si ce mythe est contredit par une réalité de ce fait même impossible à nommer : beaucoup de citoyens persistent à vouloir placer ce qu’ils ont de plus cher, leur famille et leur argent, à l’étranger, loin d’un système dont l’évolution peut les inquiéter autant et même plus que nous, bien légitimement.
Mais si l’abandon de la limite des deux mandats début 2018 a suscité des critiques, celles-ci sont restées confinées dans un cercle assez restreint de personnes éduquées, occupant parfois des postes prestigieux à l’université, influencés par l’Occident, mais se situant à l’écart du pouvoir. Il n’y a pas vraiment de dégâts à évaluer, car il est bien difficile de prétendre que la politique de Xi contredise fondamentalement celle de Deng. Qu’elle contredise nos espoirs est indéniable, mais c’est une autre affaire.
Selon Sebastian Heilmann de l’Université de Trèves, 70 expérimentations de politiques locales ont eu lieu en 2016, contre 500 en 2010, révélant une chute des initiatives. Quelle est la réalité de la dérive autoritaire mise en place par Xi, comment celle-ci se traduit-elle dans les faits ?
Toutes sortes d’initiatives ont lieu en Chine dans différents domaines. Certaines, susceptibles d’entrer dans nos cadres de pensée, d’autres plus exotiques comme celui du « système de crédit social » qui prévoit d’évaluer le comportement des Chinois, et même de « produire » de l’honnêteté et de la vertu chez les citoyens. Encore une fois, nous concevions la modernité comme une longue marche vers l’émancipation et la liberté, mais nous constatons avec la Chine que la modernité peut prendre bien des formes, souvent en contradiction avec nos espoirs.
En quoi ce changement pourrait-il, et devrait-il modifier les relations entre Chine et Occident dans les années à venir ?
Ce changement est avant tout celui de l’Occident : nous avons pris acte de ce que la Chine ne convergera pas avec un système occidental qu’elle considère comme obsolète, « dépassé ». La Chine partage cependant avec nous le sens de l’histoire. Pour être précis, elle a repris cette idée que nous avons abandonné récemment, d’une humanité en marche vers la lumière, laissant derrière elle les ténèbres du passé. Cette idée a justifié pour une bonne part la politique occidentale conquérante à l’égard de la Chine impériale et « immobile » au XIXe siècle. Mais pour la Chine, les pôles lumineux et obscurs sont inversés : les lumières ce sont celles que produisent sa civilisation antique et ses réussites contemporaines, et les ténèbres, ce sont celles dans lesquelles la reléguait le monde d’hier façonné par un Occident assoiffé de domination sur une Chine humiliée.