« L’architecture parlante », ou Ledoux vu par les romantiques
[article]
Nicolas MOLOK
« L’architecture parlante », ou Ledoux vu par les romantiques
Le terme d’architecture parlante par lequel on désigne aujourd’hui certains projets de l’architecte français Claude-Nicolas Ledoux et, plus largement, toute l’architecture des Lumières, n’existait pas encore à l’époque de Ledoux. L’architecte lui-même, ainsi que plusieurs de ses contemporains, parlait du « système symbolique » de l’architecture et de l’obligation de construire des édifices qui « parlent aux yeux » l. Il se posait donc en héritier de définitions telles que « la peinture parlante » (c’est ainsi que l’on nommait au XVIIe siècle la poésie) et « la poésie muette » (« muta poesis »), autrement dit la peinture 2. C’est dans cette tradition que se range aussi la notion un peu plus récente de « musique figée » (l’architecture selon les romantiques allemands). Le terme d’architecture parlante, contrairement à toutes ces définitions métaphoriques, ne décrit que l’architecture, et rien d’autre.
Ce terme fut employé pour la première fois dans la revue Le Magasin pittoresque dans un article écrit par l’architecte et critique romantique français Léon Vaudoyer et consacré à l’œuvre de Charles (sic !)-Nicolas Ledoux (c’est ainsi que, par erreur, les romantiques appelaient l’architecte du siècle précédent). Cette désignation antidatée n’est pas exempte de contradictions : le terme nouveau, tout en remontant à la notion classique de decorum et en définissant assez bien l’architecture de Ledoux, fait en même temps partie du discours romantique et exprime l’attitude des romantiques envers Ledoux.
1.
Lorsqu’en 1782 le grand-duc Paul arriva à Paris sous le nom de Comte du Nord, il visita l’hôtel Guimard, construit par l’architecte Ledoux pour la célèbre danseuse, et fît connaissance avec l’architecte lui-même. Le grand-duc octroya à Ledoux le droit de lui dédier le livre que celui-ci était en train d’écrire. On peut présumer (mais on n’en sait rien exactement), que le grand-duc commanda aussi à Ledoux plusieurs projets architecturaux. Plus tard, en 1789, Ledoux envoya en Russie 273 dessins, dont on ignore aujourd’hui le sort. Les dessins furent transmis par l’intermédiaire du graveur Johan-Georg Wille qui en parle dans son Journal 3. Enfin, après l’assassinat de Paul
1. Claude-Nicolas Ledoux, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804, p. 52, 115.
2. Voir, par exemple, R. de Pile {Dialogue sur le coloris, Paris, 1673) ; voir aussi H. Pader, La Peinture parlante, Toulouse, 1653. C’est W. Szambien {Symétrie, goût, caractère, Paris, 1986, p. 176, note 9) qui affirme l’appartenance du terme architecture parlante à cette époque, en réfutant N. Levine qui, de son côté, le place dans le contexte de V architecture lisible de l’époque romantique (N. Levine, « The Romantic Idea of Architectural Legibility : Henri Labrouste and the Neo-Grec » dans The Architecture of the Ecole des Beaux-Arts, éd. A. Drexler, New York, London, 1977).
3. « J’ai été voir M. Le Doux, architecte, qui me montra plusieurs dessins de bâtiments qu’il a résolu, sur la demande de Son Altesse Impériale le grand-duc de Russie, d’envoyer à ce prince qui aime généralement tous les arts… M. Le Doux m’a enfin remis les dessins d’architecture si longtemps désirés par son Altesse Impériale Monseigneur le grand-duc de toutes les Russies. Ils sont au nombre de 273 que je ferai partir sans délai pour Pétersbourg » (Journal de Wille, 27 décembre 1787 ; le 8 février 1789 ; le 28 mars 1789). Cité par L. Dussieux, Les Artistes français à l’étranger, Paris, 1856, p. 418 et suiv.
ROMANTISME n°92 (1996-2)
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1er en 1801, Ledoux réécrivit la dédicace et dédia son livre au nouvel empereur, Alexandre Ier. C’est avec cette dédicace que le traité de Ledoux L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation fut édité en 1804 :
Les Scythes attaqués par Alexandre de Macédoine jusqu’au milieu des déserts et des rochers qu’ils habitaient dirent à ce conquérant : « Tu n’es donc pas un dieu, puisque tu fais du mal aux hommes ! » – Tous les peuples de la terre diront à l’Alexandre du Nord : Vous êtes un homme ! puisque vous voulez bien accueillir un système social qui contribuera au bonheur du genre humain 4.
La comparaison d’Alexandre 1er avec Alexandre le Grand était très répandue à l’époque en Russie. Il suffit de dire qu’en 1784 Catherine II fit construire aux environs de Pétersbourg un palais pour son petit-fils, le grand-duc Alexandre, et que l’emplacement de ce palais re-ut le nom de Pella, c’est-à-dire de la ville où Alexandre le Grand était né. L’architecte, Ivan Starov, avait fait ses études à Paris, dans l’atelier de Charles de Wailly. Pourtant Ledoux donnait à la comparaison des deux Alexandres un sens spécial, architectural : lui-même se comparait à Dinocrate, l’architecte de cour d’Alexandre le Grand, connu par son projet de la ville d’Alexandrie qui devait être construite sur la main d’une figure colossale taillée dans le mont Athos. Ledoux inventa son Alexandrie à lui : ce fut la ville idéale de Chaux, dont les projets furent publiés dans le traité de 1804. Dans le Prospectus de ce traité (1802) Ledoux dit que la ville de Chaux devait être bâtie « sur le volume antique de la nature » 5, donc, en Russie, le seul pays européen de l’époque satisfaisant à ces conditions.
C’est lors du rendez- vous de Ledoux avec le grand-duc Paul que l’architecte mentionna pour la première fois son traité sont L’Architecture considérée sous le rapport de l ‘art, des mœurs et de la législation. Or, la réédition de ce traité au milieu du XIXe siècle, en pleine gloire du « Gothic Revival », fut à son tour l’événement principal de la réception romantique de l’architecture selon Ledoux.
Cette réédition fut assurée par Daniel Ramée (1806-1887), dont l’intérêt envers l’œuvre de Ledoux s’explique en partie par des circonstances familiales : son père, J.-J. Ramée, architecte aussi, était adjoint de Ledoux et membre de la même société proche des maçons que celui-ci 6. En 1846 Daniel Ramée fit paraître à Londres le soi- disant « deuxième volume » du traité, et en 1847 à Paris, sous le titre Architecture de C.-N. Ledoux, parurent deux grands volumes, contenant 75 des 125 illustrations de l’édition originale du traité (1804), ainsi que 246 gravures nouvelles, inédites du vivant de l’auteur. Dans la préface Ramée dit qu’il voulait « réhabiliter en partie la réputation d’un artiste qu’on a critiqué et jugé d’une manière trop légère et trop superficielle, en ne s’attaquant qu’à certaines de ses barrières de Paris, et ne tenant malheureusement aucun compte de ses autres constructions ».
Il est probable que Ramée vise ici A. Quatremère de Quincy qui avait critiqué les barrières de Ledoux dans le premier volume de son Encyclopédie méthodique,
4. Claude-Nicolas Ledoux, op. cit.
5. Claude-Nicolas Ledoux, L’Architecture… Prospectus, Paris, s.d. [1802], p. 25.
6. Il est curieux de noter que, dans son Histoire générale de l’architecture, parue en 1842, Daniel Ramée ne dit pas mot de Ledoux. Voir sur Ramée, P.V. Turner, « Joseph-Jacques Ramee’s First Career », The Art Bulletin, 1985, vol. LXVII, n° 2, p. 259-277 ; M. Gallet, « Les inédits de C.-N. Ledoux : un versant ignoré de son utopie », Gazette des Beaux-arts, 1990, t. CXVI, n° 1458-1459, p. 9-28 ; Mosser M. Return to the Temple of Imagination, dans Claude-Nicolas Ledoux, Unpublished projects, Berlin, 1992, p. 7 et suiv.
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Architecture (1788) 7. Non moins vive fut la réaction de Victor Hugo dans sa Guerre aux démolisseurs (1832).
Ramée fait aussi une courte esquisse de l’œuvre de l’architecte : « Ledoux a prouvé par ses ouvrages qu’il n’était pas un homme ordinaire, pas un artiste d’un talent vulgaire. Il était doué d’une imagination ardente et laborieuse, mais qui semble n’avoir pu souffrir aucune borne. Son enthousiasme et son exaltation pour l’architecture lui firent quelquefois concevoir des créations extraordinaires, excentriques même. Ledoux, théoricien plutôt qu’homme de pratique, semble avoir voulu obvier aux errements indigents avec lesquels on avait, à son époque, constitué les principes de l’architecture qu’il tenta de faire sortir de la déplorable monotonie où les traditions d’école l’avaient ensevelie […] Les plans de presque tous ses projets sont conçus avec liberté, habileté et élégance ; quant aux façades, elles ont souvent du grandiose ; mais l’amour de la nouveauté chez Ledoux et l’impétuosité de son sentiment lui firent commettre quelquefois des fautes contre le bon goût. Dans la dernière moitié de sa vie surtout, il a souvent péché contre les règles sévères de l’esthétique en architecture […] En examinant les œuvres d’une certaine époque de sa vie, on s’aperçoit aisément qu’il a voulu inventer une nouvelle architecture […] Mais il n’eut pas assez de sagesse ni d’empire sur lui-même pour châtier et dompter convenablement les bizarreries de cette originalité. Il semble qu’aucune règle, qu’aucune considération ne put arrêter l’activité turbulente et inquiète de son esprit. Lorsqu’il écrit et que le compas et la règle ne sont plus là pour le conduire et l’arrêter, sa pensée est emportée impétueusement sur les ailes rapides de l’imagination, qui la mènent dans des régions indéterminées et souvent trop éloignées du sujet qu’il traite ou des dessins qu’il explique […] Tel il est comme écrivain, tel est-il aussi comme architecte ».
Et plus loin : « On ne peut se dissimuler que Ledoux, malgré ses écarts en architecture, n’ait fait école. Il a créé le style qui dominait pendant le règne de Louis XVI et dont l’époque du Directoire a hérité en partie […] Pour l’histoire de l’art au XVIIIe siècle, le livre que le lecteur a sous les yeux est d’autant plus précieux, qu’il renferme une quantité de planches de constructions connues, mais qui n’existent plus. Et parmi celles représentant des projets exécutés ou non, il en est beaucoup qui serviront à apprécier le caractère de l’architecture pratiquée au XVIIIe siècle, et qui nous mettront sur la trace des sources où ont puisé une infinité d’architectes contemporains » 8.
Ramée présente Ledoux comme un génie romantique, artiste excentrique et solitaire, révolutionnaire qui, rejetant les normes traditionnelles et devançant son siècle, aspirait à « l’architecture nouvelle ». C’est l’imagination et non la raison qui dirigerait son œuvre et la rendrait si bizarre. Ce point de vue n’appartenait pas qu’à Ramée. Déjà en 1833 J.-M. Quérard mentionnait le feu de l’imagination de Ledoux 9. Il est aussi à noter que Ramée voit dans les créations de Ledoux une des sources de l’architecture moderne.
7. Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, « Barrière », dans son Encyclopédie méthodique. Architecture, tome premier, Paris, Liège, 1788, p. 214-216. Voir sur la critique des barrières plus en détail, A. Vidler, Claude-Nicolas Ledoux. Architecture and Social Reform at the End of the Ancien Regime, Cambridge, Mass., London, 1990, p. 250-252.
8. Architecture de C.-N. Ledoux, vol. I, Paris, 1847, avertissement.
9. Voir Joseph-Marie Quérard, « Ledoux », dans son livre La France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique, Paris, 1833, t. 5.
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Toute une série de publications consacrées à Ledoux furent faites par Léon Vaudoyer (1803-1872), un des membres de la célèbre dynastie d’architectes 10. La participation de Vaudoyer à la nouvelle découverte de Ledoux semble d’autant plus étrange que lui-même fut un des principaux représentants du « Gothic Revival ». Le premier article de Vaudoyer consacré à Ledoux fut le chapitre sur l’histoire de l’architecture française dans le livre Patria, où on lit le passage suivant sur les barrières françaises :
M. Ledoux, architecte, qui fut seul chargé de toutes ces constructions, avait voulu leur imprimer un cachet d’originalité ; mais il n’était réellement parvenu qu’à créer un style bizarre et parfois même ridicule. Il ne faut donc voir dans cette architecture des barrières qu’un goût individuel et qui est heureusement resté sans imitateur « .
La publication suivante de Vaudoyer où il s’agissait de Ledoux fut l’article « Les colonnes monumentales de la barrière du Trône », paru dans Le Magasin pittoresque en 1848. Le critique y parle de nouveau des bizarreries de l’imagination de Ledoux. L’année suivante J.-A. Coussin reproduisit dans son livre Modèles d’architecture depuis l’origine de cet art jusqu’à nos jours la gravure représentant cette même barrière du Trône. Beaucoup plus tôt, en 1822, Coussin avait écrit sur les barrières : « Toutes productions en général bien accusées dans leurs plans, d’une ampleur suffisante, de caractères et de formes analogues au lieu, et ne demandant que la réforme de quelques bizarreries dans les détails » 12. Ainsi, la réputation d’architecte « bizarre » devint celle de Ledoux. D’ailleurs, c’est au XVIIIe siècle qu’on en parla pour la première fois comme de quelqu’un de bizarre ; A.-C. Quatremère de Quincy publia dans le premier volume de son Encyclopédie méthodique un article spécial sous le titre de Bizarrerie, en expliquant cette particularité des architectes par leur refus d’imiter la nature. La bizarrerie, notait Quatremère, en devançant les romantiques, c’est « un goût contraire aux principes reçus, une recherche affectée de formes extraordinaires et dont le seul mérite consiste dans la nouveauté même qui en fait le vice » u.
Vaudoyer écrivait pour Le Magasin pittoresque depuis 1 839 – année où fut publié son premier article de la série intitulée Etudes d’architecture en France, créée en collaboration avec Albert Lenoir. Ces articles parurent- dans la revue jusqu’en 1852. C’est cette année-là, dans le tome 49 du Magasin pittoresque, que fut publié l’article de Vaudoyer où plusieurs fragments étaient consacrés à Ledoux et où le terme d’architecture parlante fit sa première apparition. Pendant le règne de Louis XVI, dit Vaudoyer,
tous ces architectes suivaient à peu près la même route et leurs œuvres caractérisent assez uniformément le style dominant de cette époque ; mais à côté d’eux, on vit se produire des individualités dont il est intéressant d’étudier les productions. De ce nombre est
10. Voir sur Vaudoyer, Les Vaudoyer : une dynastie d’architectes [Catalogue], éd. B. Bergdoll etc., Paris, 1991 ; D. Van Zanten, Designing Paris : the Architecture of Duban, Labrouste, Duc and Vaudoyer, Cambridge, Mass., London, 1987, p. 44-68.
1 1. Léon Vaudoyer, « Histoire de l’architecture en France » dans Patria. La France ancienne et moderne, 2ème partie, Paris, 1847, col. 2190. Il est à noter que Vaudoyer ne rapproche pas Ledoux de l’« architecture sur papier » de son époque, dont il dit : « quelques projets qui nous ont été transmis par la gravure peuvent donner une idée de ces compositions fantastiques qui, par bonheur, n’ont jamais existé que sur le papier : on y trouve des édifices dont la destination est exprimée par des formes symboliques dont l’exécution matérielle eût été tout à fait impossible » (col. 2191-2192).
12. J.-A. Coussin, Du génie de l’architecture, Paris, 1822, p. 198.
13. Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, « Bizarrerie », dans son Encyclopédie méthodique. Architecture, tome premier, Paris, Liège, 1788, p. 282.
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assurément Ledoux, auteur des différentes barrières de Paris. Ledoux était du nombre de ces artistes qui, dévorés de la soif de faire du nouveau à tout prix, ne reconnaissent ni principes ni règles, et se livrent sans aucune réserve à toutes les fantaisies de leur imagination. Chargé d’élever, aux différentes entrées de Paris, des bâtiments destinés tout simplement au service de l’octroi, à des corps de garde, etc., Ledoux s’imagina de faire ici des temples, là des rotondes, partout des colonnades sans motif ni utilité. Toutes ces constructions, fort luxueuses à l’extérieur, sont pour la plupart très incommodes au- dedans, et leur ordonnance des plus bizarres choque toutes les règles du goût. Ledoux a publié sur l’architecture un ouvrage in-folio qu’il est très curieux de consulter pour se faire une idée des extravagances auxquelles peuvent se laisser entraîner les esprits faux et présomptueux qui, méprisant toutes les traditions, ne tiennent aucun compte des œuvres de leurs devanciers, et ont la prétention de créer à eux seuls un art tout nouveau. Ledoux était partisan de ce qu’on a appelé depuis l’architecture parlante ; il croyait avoir trouvé une merveille en faisant la maison d’un vigneron en forme de tonneau ; il eût sans doute fait celle d’un buveur en bouteille, etc. Ce système d’architecture eut alors quelques adhérents, et aujourd’hui même les partisans de l’architecture parlante ont fait des tentatives qui, nous l’espérons, auront peu de succès 14.
Enfin, le dernier article de Vaudoyer, publié dans Le Magasin pittoresque en 1859, présente, pour ainsi dire, le bilan de l’historiographie de Ledoux. Son titre lui-même est significatif : « Les bizarreries de Ledoux, architecte ». L’article est illustré par les trois gravures tirées du traité de Ledoux (l’œil réfléchissant l’intérieur du théâtre de Besançon ; Maison des gardes agricoles de Maupertuis et la coupe du cimetière de la ville de Chaux), destinées, remarque Vaudoyer, à donner « une idée non du caractère général de son talent, mais de quelques-unes de ses bizarreries ». Plus loin Vaudoyer dit:
II est difficile de supposer tout ce qu’aurait imaginé cet artiste étrange s’il eût vécu jusqu’au temps de la renaissance des études sur l’art du Moyen Age. Combien de formes singulières n’eût-il pas empruntées au roman et au gothique, dédaignées et ignorées, ou tout au moins inobservées au commencement de ce siècle ! Mais il était obligé de s’en tenir aux réminiscences de l’Antiquité lorsqu’il s’agissait d’exécution sérieuse, ou de se jeter dans des fantaisies impossibles lorsqu’il s’abandonnait à de simples projets […] L’exaltation de Ledoux, qui doit paraître aujourd’hui très extraordinaire, n’était pas sans rencontrer des approbateurs à une époque où l’imagination passionnée de Diderot était, pour ainsi dire, classique 15.
On discerne dans ce fragment des intonations nouvelles : Vaudoyer parle ici non seulement en tant qu’historien de l’architecture, mais aussi en tant qu’amateur et connaisseur de l’art médiéval. On dirait qu’il regrette que Ledoux n’ait pas vécu jusqu’à l’époque du « Gothic Revival ». On peut donc dire que le procès de la « romantisation » de Ledoux est terminé : le critique moderne est prêt à lui attribuer son propre goût de l’architecture gothique.
La réinterprétation romantique de Ledoux est proche de celle d’un autre architecte du XVIIIe siècle, Piranèse, dont les fantaisies architecturales semblaient aux romantiques pareilles aux « hallucinations d’un opiomane » (Thomas de Quincey). Ledoux vu par les romantiques est une figure presque grotesque ; c’est de la même façon que Piranèse est peint dans une des nouvelles philosophiques que l’écrivain romantique
14. [Léon Vaudoyer], « Etudes d’architecture en France », Le Magasin pittoresque, 1852, vol. 20, livr. 49, p. 388.
15. [Léon Vaudoyer], « Les Bizarreries de Ledoux, architecte », Le Magasin pittoresque, 1859, vol. 27, livr. 4, p. 28-29.
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russe, Vladimir Odoïévski (1804-1869) inséra dans son recueil Les Nuits russes (1844 ; séparément cette nouvelle, intitulée en italien « Opère del Cavalière Giambattista Piranesi », fut publiée pour la première fois en 1832). Piranèse est ici un « original », un homme « un peu toqué », un vieillard « extravagant », une sorte de « juif errant » qui raconte ses études chez le « vieux Michel-Ange » et qui collecte de l’argent pour réaliser ses projets, d’abord, relier l’Etna au Vésuve par une voûte, et ensuite, raser totalement le Mont Blanc qui empêche de bien voir le château que l’architecte projette de construire. Il voyage à travers le monde, espérant en vain voir s’écrouler les édifices construits par ses rivaux, voir s’effondrer le Saint-Pierre de Rome et la tour de Pise. La nuit il rêve de palais, de châteaux et de colonnades, et ces rêves sont terribles ; dans ses cauchemars il devient le prisonnier de ses propres « Carceri ». Il est probable que Ledoux, lors de son incarcération pendant la Révolution, ressembla à ce Piranèse, fruit de la fantaisie d’un écrivain russe ; d’après les souvenirs des contemporains, en prison il avait le délire architectural. Ce qui est sûr, c’est qu’il semblait aux romantiques un architecte « bizarre », et ce sont précisément ses bizarreries que Vaudoyer baptisa architecture parlante.
Ces édifices « bizarres » furent les projets emblématiques de Ledoux où les formes architecturales sont appelées à représenter la fonction du bâtiment : Atelier des scieurs, Maison des bûcherons, Atelier des Charbonniers, Maison des directeurs de la Loue, etc. Les romantiques y virent la réalisation du principe de la correspondance entre la forme et la fonction. Mais cette réalisation leur sembla, encore une fois, « bizarre », car, comme Vaudoyer lui-même le soulignait, aucun de ces édifices ne répondait à sa destination.
En vérité, ces projets, au lieu d’exprimer la fonction des bâtiments, renvoyaient le spectateur à des idées et à des conceptions étrangères à l’architecture proprement dite, ce qu’avait compris déjà Quatremère de Quincy critiquant les gens qui voudraient faire de l’architecture une allégorie pure, des gens pour lesquels le fronton ne représentait plus le toit, mais devenait « un triangle mystérieux, emblème de la divinité », les colonnes cessaient d’être les piliers soutenant le toit et les architraves, mais devenaient en quelque sorte des pierres votives, tandis que le piédestal des colonnes se transformait en hôtel ; les gens voyaient des allégories dans les frises, les entablements, les chapiteaux, etc., autrement dit, dans les éléments qui auparavant étaient décorés par les images allégoriques 16.
Ledoux expliquait son symbolisme de la façon suivante : « La forme d’un cube est le symbole de la Justice, on la représente assise sur une pierre carrée, prescrivant des peines pour le vice et des récompenses pour la vertu » 17. En utilisant les emblèmes et les symboles Ledoux, en architecte et philosophe typique des Lumières, voulait réformer non seulement l’architecture, mais encore la société. Dans son projet de la ville de Chaux il décrit un ordre politique et social à établir, et se compare à un philosophe et un orateur, dont le but est l’éloquence parfaite.
La rhétorique architecturale de Ledoux s’appuyait sur une tradition concrète, remontant à la mythologie antique. Selon plusieurs auteurs anciens, y compris Quintilien, la
16. Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, « Allégorie » dans son Encyclopédie méthodique. Architecture, tome premier, Paris, Liège, 1788, p. 32.
17. Claude-Nicolas Ledoux, op. cit., p. 115, note 1.
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musique faisait partie intégrante de la rhétorique ; au XVIIIe siècle on en parlait assez souvent, comme le montre par exemple la troisième partie des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de Dubos (1718). Le premier architecte et orateur mythologique, Amphion, fut aussi musicien, et bâtit la muraille de Thèbes en jouant de la lyre donnée par Hermès dont les sons magiques faisaient se ranger d’elles-mêmes les pierres à leurs places. C’est ainsi que naquit le parallèle musique/architecture qui au XVIIIe siècle prit la forme suivante : le bâtiment doit provoquer chez le spectateur des émotions et des sentiments analogues à ceux que provoque la musique. N. Le Camus de Mézière dit dans son traité Le Génie de l’architecture, ou l’analogie de cet art avec nos sentiments (1780) que, lorsque l’homme regarde un bel édifice, ses yeux se délectent de la même façon que les oreilles aux sons de la musique sublime.
Un autre terme exprimant l’idée de rhétorique dans le domaine de l’architecture fut celui de la poésie de l’architecture. L’analogie avec la poésie, remontant aussi à l’époque antique, à Y ut pictura poesis d’Horace, fit son apparition au XVIIIe siècle, dans le Livre d’architecture de G. Boffrand (1745), mais ce fut E.-L. Boullée qui donna à ce terme la définition la plus expressive : « Nos édifices, surtout les édifices publics, devraient être en quelque façon des poèmes. Les images qu’ils offrent à nos sens devraient exciter en nous des sentiments analogues à l’usage auquel ces édifices sont consacrés » 18. Cette définition, qui paraît assez proche des principes de l’architecture parlante, en diffère pourtant radicalement : il s’agit ici non d’une fonction emblématique de l’édifice, mais de son influence émotionnelle, de son « caractère » 19.
Les deux interprétations de l’architecture (par analogie avec la musique et par analogie avec la poésie) étaient au XVIIIe siècle liées entre elles et relevaient d’une rhétorique de l’architecture et de sa langue. Le problème de la langue fut un des problèmes principaux de cette époque, et plusieurs traités spéciaux lui furent consacrés. Jean- Jacques Rousseau remarqua dans son Essai sur l’origine des langues que la langue primitive avait été figurative, plastique, car il était plus facile de parler aux yeux, qu’aux oreilles. Aussi la première langue architecturale semblait aussi être symbolique, fondée sur les croyances primitives, exprimées par les allégories et les emblèmes ; J.-L. Viel de Saint-Maux parla à ce propos de « poème parlant » 20. Cette aspiration aux images visuelles, aux « tableaux parlants » effleura aussi l’art oratoire lui-même. Déjà Bernard Lamy dans son traité sur la rhétorique (1675) écrit que pour être éloquent il faut charmer ses auditeurs afin qu’ils cessent de remarquer qu’ils entendent les paroles et afin qu’ils croient voir par les yeux tout ce qu’ils entendent
18. Etienne-Louis Boullée, Architecture, Essai sur l’art, cité par H. Rosenau, Boullée and Visionary Architecture, London, New York, 1976, p. 118.
19. Voir sur le « caractère », G.L. Hersey, « Associationism and Sensibility in XVIIIth Century Architecture », Eighteenth Century Studies, 1971, vol. IV, no 1 : 71-89 ; D.D. Egbert, The Beaux-Arts Tradition in French Architecture, Princeton, 1980, p. 121-138 ; W. Szambien, « Bienséance, convenance et caractère », Les Cahiers de la recherche architecturale, 1985, n° 18, p. 38-43 ; W. Szambien, Symétrie, goût, caractère, Paris, 1986 ; D. Vesely, « Architecture and the Poetics of Representation », Daidalos, 1987, n° 25, p. 24-36.
20. J.-L. Viel de Saint-Maux, Lettres sur l’architecture, Paris, 1787, p. 16-17 ; voir sur Viel de Saint- Maux, J.-R. Mantion, « La solution symbolique. Les Lettres sur l’architecture de Viel de Saint-Maux (1787) », Urbi, 1984, n° 9, p. XLVI-LVIII ; A. Vidler, « Symbolic Architecture. Viel de Saint-Maux and the Decipherment of Antiquity », dans The Writings of the Walls, p. 139-146. Sur les théories de la langue architecturale au XVIIIe siècle, voir S. Lavin, Quatremère de Quincy and the Invention of a Modem Language of Architecture, Cambridge, Mass., London, 1992.
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par les oreilles. Les paroles compréhensibles pour les yeux ne sont rien d’autre que les gestes. L’orateur se transforme donc en acteur qui « parle » par les gestes, et l’architecte, en peintre qui « parle » par ses tableaux-projets, par les « gravures parlantes » 21.
Aussi l’oeil du spectateur se voit-il attribuer une importance particulière. Sur la gravure célèbre de Ledoux la prunelle de l’œil réfléchit l’intérieur du théâtre de Besançon. Cet œil de Ledoux fut interprété de différentes façons : on le prit pour l’œil de l’architecte lui-même (en le liant donc à la tradition humaniste du « jugement de l’œil »), pour l’œil de la Raison, vérifiant, pour ainsi dire, le travail de l’architecte, pour le symbole de l’observation et de la surveillance ou pour l’œil maçonnique, l’œil qui voit tout. Ledoux lui-même nommait l’œil « le premier cadre », le cadre visuel :
Le premier cadre […] reçoit les divines influences qui embrassent nos sens, et répercute les mondes qui nous environnent. C’est lui qui compose tous les êtres, embellit notre existence, la soutient et exerce son empire sur tout ce qui existe ; sans ce rayon vivifiant tout serait dans l’obscurité pénible et languissante 22.
Le rayon de lumière dont la source est cachée et vague, devrait éclairer l’intérieur du théâtre, mais il sort hors des cadres de l’œil et se dirige vers le bord de la gravure. En vérité ce rayon part de l’intérieur de l’œil, comme d’un oculus 23 et éclaire toutes les choses existantes. Donc l’intérieur du théâtre ne se réfléchit pas dans l’œil, mais se trouve en dedans. Les paupières converties en figures géométriques jouent sur cette gravure le rôle de cadre de tableau, ce qui peut être prouvé par l’esquisse de cette gravure, retrouvée récemment et où Ledoux n’avait représenté ni le rayon, ni l’œil lui- même.
En même temps l’œil de Ledoux est lié aux traditions de la physionomie architecturale qui compare le visage humain à la façade d’un bâtiment. Les premières études physiognomiques parurent bien avant Ledoux. Ainsi, encore au XVIIe siècle, Charles Le Brun publia dans ses Conférences sur l’expression générale et particulière des passions (1713, 2e éd., 1751) une série de dessins représentant le visage humain dans différents états, tels que tranquillité, admiration, étonnement, frayeur et joie. Plus tard, à la limite du XVIIIe et du XIXe siècle, l’architecte J.-J. Lequeu créa les portraits pour ainsi dire physiognomiques – aux lèvres tendues, à la langue tirée, à l’œil clignotant, à la bouche bâillante, etc. Ces études amenèrent Lequeu à la création d’un projet original — celui d’une étable en forme de vache gigantesque. Ledoux lui-même n’était pas non plus étranger à la physiognomic II décrit dans son traité sa visite chez un spécialiste de l’anatomie pathologique, le docteur Tornatory, possédant dans son cabinet toute une collection de têtes de criminels suppliciés aux visages figés.
La relation de Ledoux avec la rhétorique architecturale du XVIIIe siècle est indubitable, mais si nous ne voyons dans ses projets que les gestes éloquents d’un orateur ou les mots d’une langue figurative, nous buterons sur le paradoxe de « l’architecture parlante », tenant au croisement entre la symbolique abstraite d’une partie des
21. Le terme est de S. Conard ; voir S. Conard, « De l’architecture de Claude-Nicolas Ledoux, considérée dans ses rapports avec Piranesi », dans Piranèse et les Français (actes du colloque, 1976), Rome, 1978, p. 161-175.
22. Claude-Nicolas Ledoux, op. cit., p. 217-218.
23. Quatremère de Quincy dit dans son Encyclopédie méthodique que le mot « œil » en architecture n’est rien d’autre qu’une métaphore pour désigner une fenêtre ronde ; voir Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy, « Œil », dans son Encyclopédie méthodique. Architecture. Tome troisième, Paris, 1825, p. 31.
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esquisses (telles que la vue cosmique du cimetière de Chaux) et le côté plastique bien terrestre des autres (par exemple la Maison des directeurs de la Loue). On dirait que ces dernières étaient la parodie des premières.
Ledoux aspirait à la création d’une nouvelle langue architecturale. Dans plusieurs de ses projets il rejette les principes généraux de l’architecture du « caractère », car le caractère (et la fonction de l’édifice) doit être exprimé par le jeu des masses, des volumes, des clairs-obscurs, et non pas par les allégories et les symboles. En outre ces projets n’influent pas sur les sentiments des spectateurs, mais sautent aux yeux, aspirent à devenir des métaphores évidentes. Dans les projets « parlants » de Ledoux la fonction des édifices à construire est, pour ainsi dire, absente : les bâtiments de destination différente ont tous une forme sphérique qui, en symbolisant une idée abstraite (la perfection), ne s’associe à aucune fonction concrète. Surchargés de significations, pareils à des « trompe-l’œil » architecturaux, ils ne créent dans la plupart des cas que l’illusion du discours. Viel de Saint-Maux, assez critique envers Ledoux, dit que le spectateur n’est pas capable de deviner ce qu’il voit sur les dessins de Ledoux : une église, un hôpital, un théâtre, un collège, une cheminée ou une boutique de tabac 24. Autrement dit, il critiquait Ledoux justement pour son incapacité à « parler ». Ce qui, pourtant, n’empêcha pas les romantiques d’appeler l’architecture muette de Ledoux architecture « parlante ».
D’ailleurs, les romantiques eux-mêmes reprochaient à Ledoux le côté abstrait et vague de ses œuvres. Mais le fait même de la « découverte » de Ledoux par les romantiques nous paraît beaucoup plus important. L’intérêt des romantiques pour Ledoux s’explique, à notre avis, par leur goût pour l’expressivité architecturale, pour l’interprétation linguistique de l’architecture.
Au début du XIXe siècle plusieurs auteurs étaient tentés de voir dans l’architecture une sorte de langue visuelle. Dans la théorie de J.-N.-L. Durand les éléments architecturaux tels que les vestibules, salles, atriums, etc., jouent le rôle de l’alphabet pour la nouvelle langue architecturale. Rejetant les fondements mimétiques de l’architecture, Durand critique aussi les projets « parlants » de Ledoux, qu’il nomme « horribles » et « absurdes » 25. Plus tard, A. Saint- Valéry Seheult, dans son livre Le Génie et les grands secrets de l’architecture historique (1813), appelle l’architecture une langue que la nation utilise pour exprimer ses besoins et ses pensées par les sons ou les inscriptions parlant aux regards. En 1837-1838 l’Anglais Ruskin publie une série d’articles sous le titre commun The Poetry of Architecture où cette notion, typique pour le XVIIIe siècle, devient le fondement de la « nationalité » de l’architecture : or, chaque nation ayant sa langue propre, l’architecte doit savoir manier plusieurs langues à la fois. À la même époque le célèbre critique français de l’architecture, César Daly, partageait cette opinion. On comprend maintenant pourquoi Vaudoyer regretta que Ledoux fût mort avant le règne du « Gothic Revival », époque où il aurait pu apprendre une langue de plus. On peut rappeler encore Notre-Dame de Paris de Victor Hugo où l’architecture est assimilée explicitement au livre. En quête d’une nouvelle langue architecturale, les romantiques se tournèrent vers les styles historiques.
24. L.-J. Viel de Saint-Maux, op. cit., p. 59, note 32.
25. Jean Nicolas Louis Durand, Précis des leçons d’architecture, Paris, an X (1802), t. 1, p. 98.
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J.-G. Legrand, coauteur et adjoint de Durand, dit encore en 1799 des architectures « perse, indienne, gothique-moderne, saxonne, allemande, italienne et française » : « Les architectes peuvent avoir à puiser à toutes ces sources ; leur première étude consiste à connaître, la seconde à comparer, la troisième à choisir pour appliquer » 26. Un critique anglais remarqua en 1839 : « L’architecture est devenue langue. Nous étudions des styles morts comme s’ils étaient des langues mortes » 27. L’architecture se transforme en un cabinet des antiques, et l’ architecte-philosophe en restaurateur ou architecte-historien. Le même Saint- Valéry Seheult se voulait « architecte historique ».
Cette réorientation historique de l’architecture fut accompagnée par la transformation du principe même de l’expressivité visuelle, se basant sur les données de la science physiologique de cette époque 28. La conception de la vision pure exigea que les fonctions de l’œil fussent limitées par les perceptions élémentaires (par exemple, la perception des couleurs). Ruskin parlait de « l’innocence » de l’œil, autrement dit, de la perception libre des significations. L’œil n’est considéré qu’en tant qu’organe ana- tomique, transmettant les images visuelles à la mémoire intérieure, historique. L’architecture n’influe plus sur les sentiments des spectateurs, elle perd sa capacité de « parler », elle devient plutôt un corpus d’informations, un texte destiné à être lu. L’architecture romantique devient une architecture « lisible ». Un exemple remarquable d’une telle architecture est la bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris, construite en 1843-1850 (autrement dit à l’époque des publications de Ramée et de Vaudoyer), par Henri Labrouste, appartenant au même milieu des architectes romantiques parisiens. La façade de ce bâtiment est couverte par les noms de penseurs anciens et modernes dont les livres se trouvent dans la bibliothèque ; à l’intérieur les rayons chargés de ces livres répondent à ces inscriptions 29.
La nouvelle fonction de l’œil peut être illustrée par une gravure de Grandville pour l’édition française des Voyages de Gulliver (1838). La figure de Gulliver y est placée à l’intérieur d’un œil gigantesque, dont la prunelle comporte une lettre « M ». Gulliver regarde la prunelle, comme s’il s’adressait à sa mémoire intérieure. L’œil ne réfléchit plus l’image visible ; bien plus, cet œil est plutôt celui d’un aveugle. C’est l’image de la cécité voyante qui sauvegarde les images du passé. Donc, « le jugement de l’œil » cesse d’être un critère absolu, digne de foi. Si chez Ledoux l’œil de la Raison vérifiait, pour ainsi dire, le travail de l’architecte, à présent le fonctionnement de l’œil lui-même peut et doit être vérifié : on opère même cet organe anatomique simple (voir un dessin de N.-H. Jacob, reproduit dans le Traité complet de l’anatomie de l’homme de M.-J. Bourgery, 1839).
Les romantiques comparaient l’architecture à l’écriture figurative. Dix ans avant la publication des articles de Vaudoyer dans Le Magasin pittoresque, un de ses amis, Hippolyte Fortoul, à l’époque professeur de littérature française à l’université de
26. Jean Nicolas Louis Durand, Recueil et parallèle des édifices de tout genre. Introduction, Paris, an VIII (1799), p. 8.
27. Cité par H. Honour, Romanticism, London, 1979, p. 165?
28. Voir J. Crary, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, Mass., London, 1993, p. 67-96.
29. N. Levine, « The Book and the Building : Hugo’s Theory of Architecture and Labrouste’s Bibliothèque Ste-Genevieve », dans The Beaux-Arts and Nineteenth-Century French Architecture, éd. R. Middleton, London, 1984, p. 138-173.
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Toulouse, écrivait dans son livre De l’art en Allemagne (1840-1841) : « L’architecture est la véritable écriture des peuples ». Il est facile de comprendre pourquoi les architectes romantiques de Paris se tournèrent vers les projets de Ledoux et virent en lui leur précurseur, un des créateurs de la langue architecturale. Il est aussi facile de comprendre pourquoi ils qualifièrent ces projets de « parlants ». Bien sûr, en voyant dans Ledoux leur prédécesseur, les romantiques se trompèrent, mais leur opinion eut une longue vie.
Bien plus, on peut dire que le sort posthume de Ledoux fut d’être considéré comme le précurseur de traditions chaque fois différentes. Ainsi un demi-siècle plus tard le critique d’art russe Igor Grabar lia Ledoux à la tradition architecturale des architectes russes travaillant à Pétersbourg au début du XIXe siècle : André Voronikhine, Andreïan Zakharov et, surtout, Jean Thomas de Thomon. On présume que Grabar s’appuyait non sur le texte original de Ledoux, mais sur les rééditions de Ramée (il altère, à la suite de celui-ci, le nom de l’architecte, en le nommant Charles- Nicolas) 3(). Mais Grabar n’employa pas le terme d’architecture parlante, ce qui signifie qu’il ne connaissait probablement pas les publications de Vaudoyer. Plus tard, dans les années 1920-1930, dans les travaux de E. Kaufmann, Ledoux devint de nouveau un précurseur, cette fois, celui du constructivisme et en général de l’architecture moderne. Kaufmann employa largement le terme d’ architecture parlante qui prit assez vite sa place dans le discours architectural 3I. Mais à cette époque personne ne se souvenait plus des créateurs du terme, les architectes romantiques français.
(Institut d’histoire de l’art, Moscou)
30. Igor Grabar, « Le premier classicisme d’Alexandre I et ses sources françaises » (en russe), Starié gody, 1912, juillet-septembre, p. 73. La conception de Grabar provoqua en Russie des réactions différentes. Le critique d’art assez connu à l’époque, V. Kourbatov, fut indigné par le texte de Grabar ainsi que par les constructions et les projets de Ledoux : « Les projets de Chaux sont absurdes, laids et, surtout, n’ont rien d’une architecture véritable. Comment peut-on prendre au sérieux le projet d’une maison de campagne entourée de quatre colonnes de Trajan ou d’une maison des sources de la rivière Loue, où la rivière roule ses flots à travers l’étage supérieur, construit en forme d’un gigantesque tuyau. Mais il est encore plus absurde de donner aux piles du pont – ces symboles de stabilité – la forme des galères romaines flottantes ». Kourbatov nomme tout cela « des nullités architecturales », et Ledoux est pour lui « un architecte français de troisième ordre » (voir Zodtchiï, 1913, n° 21, p. 244-248).