Pourquoi les Français ont-ils aimé Jacques Chirac ? L’entrepreneur, qui fut son grand ami, raconte l’homme et son destin. Un témoignage rare.
Par François Pinault
Dire adieu à un ami est un exercice difficile.
Jacques Chirac fut l’un de mes plus chers amis. Ce qui avait commencé comme une relation de circonstances s’est mué, avec le temps, en un lien fort, solide et indissoluble.
Cela tenait beaucoup à la nature de cet homme exceptionnel. Comme nul autre, Jacques Chirac maîtrisait cet équilibre fragile entre la distance et la proximité, le respect et l’empathie, et enfin la fidélité et la liberté, qui constitue le socle même de l’amitié.
Notre première rencontre date d’il y a plus de quarante ans. Il était alors maire de Paris. Je n’avais de lui qu’une idée vague, celle d’un homme politique à l’ambition débordante. Il m’avait invité en ma qualité de jeune entrepreneur à l’hôtel de ville pour m’entretenir d’une affaire « des plus importantes ». Ce jour-là, dans son grand bureau, il m’avait parlé d’une entreprise de menuiserie au bord du dépôt de bilan à Meymac, en Corrèze. Il m’avait longuement exposé la situation des salariés, qu’il connaissait individuellement, les risques qu’ils encouraient, leur histoire personnelle… avant d’affirmer le plus sérieusement du monde : « Mon avenir politique dépend du sort de cette entreprise de menuiserie ! » Son « numéro » m’avait amusé, mais c’est surtout sa détermination et l’énergie qu’il mettait à défendre cette petite entreprise qui m’avaient impressionné. J’avais décidé de jouer son jeu. J’avais repris la menuiserie. S’en est suivi un long compagnonnage qui m’aura permis d’approcher de près ce personnage complexe, tout en pudeur et retenue, mais ô combien attachant.
Energie. A l’époque, il avait décidé de vivre vite, d’agir avec conviction et ténacité, de ne reculer devant aucun obstacle, de ne jamais s’arrêter. Son énergie était inépuisable et son charisme, irrésistible. Il ne faisait jamais les choses à moitié. L’à-peu-près n’existait pas dans son vocabulaire. A chaque campagne électorale, fût-elle cantonale, municipale, législative ou, enfin, présidentielle, il éprouvait ses capacités physiques jusqu’à leurs dernières limites. Il a ainsi arpenté la majorité des communes de France, visitant autant que faire se peut les boutiques, les commerces, les restaurants, les fermes… serrant toutes les mains sans distinction. Lorsque je l’accompagnais, j’étais frappé par la manière dont son charme opérait. Tout le monde se reconnaissait en lui, du paysan breton au bobo parisien, de l’élu local au chef d’Etat étranger. Il avait cette rare faculté de faire siennes les préoccupations d’autrui, en particulier celles des gens simples et humbles, qui suscitaient chez lui une sympathie naturelle, spontanée et authentique. Pour eux, il était plein d’attentions et de marques de respect, quitte à prendre tous les risques. Il aimait les discrets et les silencieux, même après avoir accédé à la magistrature suprême. Il se voulait le miroir de l’esprit français dans ce qu’il considérait de meilleur : l’attachement aux racines et l’aspiration à l’universalité. Les Français ne s’y sont pas trompés. Ils l’ont aimé, malgré les aléas de la vie publique.
Sous les feux de la rampe, il restait impassible et imperturbable. La lumière le laissait de marbre. D’une certaine manière, il l’avait domptée pour mieux se protéger. Tous ses faits et gestes étaient observés, scrutés, analysés, commentés. Mais l’homme est toujours resté une énigme. Rien ne lui aura été épargné, ni la critique, ni la caricature, ni même les hagiographies excessives. Il opposait à ses exégètes soit une distance amusée, soit une indifférence souveraine. Il s’était armé d’une carapace solide pour mettre à l’abri de la curiosité sa sensibilité, ses fragilités, en un mot son être intime.
Culture. Celui qu’on a longtemps présenté comme un amateur de westerns et de musique militaire lisait le soir les vers subtils de la poésie japonaise, méditait les préceptes de la sagesse chinoise et dévorait toute la littérature consacrée aux arts premiers. Pour lui, la culture représentait la plus noble des avancées humaines, celle qui soude les peuples. Son esprit ouvert et délicat se refusait pourtant à exprimer le moindre jugement en public. Aux postures il a préféré l’action. Durant sa carrière, il n’a eu de cesse de promouvoir la culture. Maire de Paris, il a insufflé une nouvelle énergie à la vie culturelle de la capitale en investissant pleinement le champ artistique. Premier ministre, il a mis tout son poids dans la balance pour sauver le Centre Pompidou. Président de la République, il a œuvré sans relâche pour l’ouverture et le succès du musée du Quai-Branly. Il m’a appris à aimer les arts premiers. Hélas, je ne suis pas parvenu à éveiller son intérêt pour l’art contemporain. Quoique…
La vie de Jacques Chirac ne fut pas soustraite aux épreuves. Au contraire. Mais rien n’entamait son calme apparent. Il affichait en toutes circonstances une retenue exceptionnelle. En cela, il suivait, à la lettre, le conseil du cardinal de Richelieu à Louis XIII quand il disait qu’un homme d’Etat doit savoir renoncer aux « sentiments des particuliers ». Il l’a fait et même davantage. Une seule fois je l’ai vu fendre l’armure, lorsqu’il a appris la mort de sa fille Laurence.
Retenue. Dans les affaires publiques, il ne s’est jamais départi de son impassibilité. Aux mauvaises manières il répondait par le silence. Rien ne trahissait la moindre émotion sur son visage. Je reste néanmoins persuadé qu’il a été profondément meurtri par l’attitude de ceux qui lui ont tourné le dos en 1994. Cela ne l’a d’ailleurs pas empêché de faire appel à certains d’entre eux dès lors qu’il les jugeait aptes à servir la France. Il avait le talent de s’élever au-dessus de lui-même.
La sphère privée se résumait à sa famille : son épouse, ses filles et son petit-fils. Mais, là encore, il affrontait ses angoisses dans une solitude sans doute douloureuse. Nous n’en avons jamais parlé, mais je devinais chez lui un fond religieux.
La mort, il n’en parlait jamais, mais il y pensait, ne serait-ce qu’en raison des signes qui l’annonçaient : la rage qui s’assoupit, la mémoire qui fait défaut, les mots qui se dérobent, le silence qui s’annonce… Mais il l’a défiée jusqu’à son dernier souffle.
Cette force le rendait unique.
Il était le plus précieux de mes amis.
Jacques Chirac est désormais rendu à l’Histoire et à la mémoire d’un peuple qui l’a tant aimé§