JUSTICE. L’architecte français a saisi le parquet national financier, contestant la demande financière adressée par l’établissement public de la Philharmonie de Paris, jugée « exorbitante ». Interrogé par Batiactu, l’un de ses avocats estime que la dérive des coûts lui est imputée de « manière arbitraire ». La Philharmonie de Paris a apporté des éléments de réponse dans la soirée.
Les Ateliers Jean Nouvel contestent « vigoureusement » la demande financière « à titre exécutoire » adressée par la maîtrise d’ouvrage, 170 millions d’euros (dont 110 millions de pénalités de retard), jugée « exorbitante » et « injustifiée », et qui est « quatorze fois supérieure » aux honoraires touchés par l’architecte. Le montant serait, pour la Philharmonie, la compensation d’un dérapage budgétaire survenu lors de la construction de la salle de concert.
Dans un communiqué publié en début de soirée, la Cité de la musique a regretté des « accusations (…) dépourvues de tout fondement » et affirmé que « la créance émise par la Philharmonie (…) l’a été dans le cadre obligatoire et contractuel de décompte général du marché de la maîtrise d’oeuvre, après l’échec de la procédure de conciliation ».
Le dérapage des coûts
Les coûts liés à la construction de la salle parisienne s’étaient en effet envolés, passant de 173 millions d’euros lors du lancement du projet en 2006 à 386 millions d’euros à son inauguration en janvier 2015. Contacté par Batiactu, l’un des avocats des Ateliers Jean Nouvel, Vincent Brengarth, estime que « toute la difficulté du dossier part du fait que la maîtrise d’ouvrage a fait le choix d’un groupement en association de loi de 1901 », lui permettant de s’affranchir des règles des marchés publics de la loi Mop.
En effet, la maîtrise d’ouvrage s’était regroupée sous « l’Association de la Philharmonie de Paris », une forme « assez inhabituelle pour un projet public de cette ampleur », avait jugé la Chambre francilienne des comptes dans un rapport daté de 2016. Les fonds de cette structure privée étaient pourtant abondés par l’Etat, la Région et la Ville de Paris, justifiant selon les plaignants « un marché public » ad initio.
Sur ce point, la Philharmonie de Paris répond en rappelant un arrêt de justice statuant sur la « régularité » de la composition de cette structure, qui « était bien dotée de la personne morale », et qu’elle « s’est assujettie volontairement au droit des marchés et à la loi Mop ». L’architecte Jean Nouvel avait été sélectionné dans le cadre d’un concours international.
2 millénaires de retards de visa
Les plaignants s’étonnent par ailleurs de l’empressement de la Philharmonie de Paris, désormais établissement public, à exiger le paiement de ces pénalités, sans attendre les conclusions d’un rapport d’expertise à sa demande. « Les résultats (…) sont sans aucune proportion avec ce que demande la Philharmonie », affirme Me.Brengarth. Pour la Philharmonie de Paris, la créance de 170 millions d’euros est à confronter avec les « 105 millions d’euros HT de rémunérations complémentaires et indemnités » demandées par les Ateliers Jean Nouvel. « Il n’y a donc pas une victime et un agresseur mais deux parties face à face qui réclament chacune à l’autre des sommes importantes », conclut l’établissement culturel.
Outre la somme pharaonique exigée au Pritzker 2008, le chiffrage des pénalités peut lui-même sembler ubuesque. « Les maîtres d’ouvrages appliquent une clause permettant de calculer les pénalités selon des outils qui leurs sont propres et qui conduiraient à imputer 917.814 jours calendaires de retard de visa soit plus de deux millénaires de retard », développe l’avocat. Si la méthode relève du cocasse, elle pourrait coûter « la liquidation judiciaire des Ateliers Jean Nouvel », alerte Vincent Brengarth. Un mode de calcul, qui, selon la Cité de la musique, avait été souligné par le collège d’experts judiciaires pour sa « justesse » .
Bouygues à la tête d’un « groupement non solidaire »
Cette sanction financière ne s’appliquerait qu’à l’architecte, un point sur lequel les plaignants s’appuient pour dénoncer le « délit de favoritisme » qui s’exercerait au bénéfice de l’entreprise générale Bouygues. Lors du lancement de l’appel d’offres, un dialogue avait été entrepris avec les deux candidats Vinci et Bouygues, qui avaient présenté des factures beaucoup trop élevées. Bouygues sera finalement retenu, en négociant le coût des travaux à la baisse, mais à la tête d’un groupement non solidaire, rappellent les plaignants.
Une répartition des rôles « en contradiction avec les conditions d’appel d’offre, ce qui fait que l’entreprise Bouygues n’est pas tenue responsable des retards », laissant l’architecte comme unique interlocuteur à qui demander des comptes. La plainte se réfère notamment à un protocole « confidentiel » signé entre la Philharmonie et les entreprises générales et qui unit les deux entités en cas d’action contentieuse de la part des Ateliers Jean Nouvel.
Le cartouche de l’architecte utilisé sans son avis ?
Quelques mois après l’inauguration d’une Cité de la musique inachevée, l’architecte Jean Nouvel avait dénoncé sa mise à l’écart de la poursuite des travaux par la maîtrise d’ouvrage. « Dès 2012 (…) des ordres de services ont été émis sans en aviser le maître d’œuvre », relate Vincent Brengarth. En tout, 1.012 ordres de services auraient été émis à l’insu de la maîtrise d’œuvre, en apposant toutefois son en-tête. Sur cette accusation de faux et usage des faux, les plaignants ajoutent « une logique de dissimulation », faisant état de suppression de documents du logiciel de mise en relation des parties prenantes sur le chantier.
L’établissement public, lui, date le début du litige à 2013, où la maîtrise d’oeuvre aurait « imposé », « une refonte importante de plusieurs espaces essentiels du projet » . Une requête refusée par la Philharmonie, soucieuse de livrer la salle de concerts en temps et en heure. En réponse l’architecte aurait « bloqué les visas de plans et refusé de signer les ordres de service aux entreprises afin de paralyser les travaux », contraignant la maîtrise d’ouvrage à établir « seule » les ordres de service.