Piotr Pavlenski, entre avant-garde réactionnaire et « snuffisation » de la politique

Piotr Pavlenski© Malick MBOW
Piotr Pavlenski© Malick MBOWiviste
 Par Isabelle Barbéris  |  

(Crédits : Reuters)
IDEE. Les dérives de l’art performance ne datent pas d’hier ; l’affaire Griveaux, avec la diffusion d’images intimes par Piotr Pavlenski, en offre une nouvelle illustration. Par Isabelle Barbéris, Université de Paris

Les dérives de l’art performance, champ artistique qui regroupe des expressions artistiques, volontiers activistes, où se confondent l’art et la vie, vers une forme d’hyperréalisme totalitaire ne datent pas d’hier – rappelons-nous les déclarations de Stockhausen qui comparait le 11-Septembre à « la plus grande œuvre d’art jamais réalisée ».

Après une période intensément créative et formellement très inventive (Black Mountain CollegeJudson ChurchFluxusGutaïperformance féministe, art corporel), ce fut, avec Joseph Beuys qui s’était construit un personnage de chamane et de « sculpteur de la société », l’entrée en scène du performeur mégalomane aspirant à transformer le monde en scène, l’art en message, le langage symbolique en communication.

La performance comme événement

À l’origine de la divulgation de la vidéo intime de Benjamin Griveaux, Piotr Pavlenski incarne le degré ultime de débilitation de ce type d’expression. Son travail passé d’artiste a consisté à reprendre les gestes de performeurs pionniers qui, des années 1960 et 1970 jusqu’à David Wojnarowic, ont utilisé la provocation, la blessure, la violence exposée comme gestes de contestation

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Dans des performances comme Fixation, Carcasse (2013) ou Séparation (2014), Pavlenski intégrait l’intervention de la police comme partie intégrante de son action artistique, comme l’a démontré la thèse de Rezvan Zandieh (2019).

Sans être pionnier en la matière, il mettait en échec la représentation au profit d’une logique évènementielle à visée politique et contestataire, ces démonstrations se tenant devant des lieux de pouvoir et les interpellant avec l’agressivité intrinsèque au désir de « parler vrai ». Jusque-là, ses actions dans l’espace public avaient le mérite de remettre en jeu la dimension politique fortement érodée de l’art performance, désormais largement muséifié et financiarisé dans le monde occidental.

Quand l’esthétique et le politique se confondent

Mais la divulgation d’une vidéo privée du candidat à la Mairie de Paris révèle cependant, avec flagrance, les perversions latentes du régime de confusion entre l’art et la vie, l’esthétique et le politique – ce que j’ai appelé, dans deux récents ouvrages, le « continuum performatif ».

Ce nouveau rapport au monde, tributaire de la révolution numérique, rend indistinctes toutes les frontières imaginables, exténuant le vaste mouvement qui, depuis le XIXe siècle, a consisté à définir le « véritable art » par le brouillage des registres et des frontières : entre réel et fiction bien entendu (effacées dans le virtuel), entre l’art et la politique (Emmanuel Macron parle de « l’art d’être français »), et entre l’art et la vie.

Un discours réactionnaire

La première source d’étonnement me semble venir de ce qu’un artiste dont le champ d’expression revendique historiquement, et encore chez lui, une portée transgressive, anticonformiste, contestataire, en vienne à tenir un discours éminemment réactionnaire. Au prétexte de dénoncer la corruption de la sphère politique, et pour le citer son « hypocrisie », il transforme sa subversion en « subverleçon » : leçon de morale réactionnaire qui inverse les valeurs historiques de l’art performance.

Car l’« hypocrisie » de Benjamin Griveaux serait celle d’avoir une relation hors mariage… Qu’un artiste annonce naïvement, et binairement, pourfendre le mensonge en se positionnant en pur, en brisant les masques et en affichant donc l’effigie commode de l’« homme sans masque » n’est, hélas, pas chose nouvelle.

La posture du kataroï, le pur (en grec ancien), est très répandue chez les artistes… Tartuffe ne cesse de clamer qu’il parle avec son « cœur ». La pièce de Molière nous enseignait que le premier critère de l’hypocrisie réside dans l’affectation de sincérité. Mais c’est sans doute la première fois qu’un message aussi puritain, laissant entendre que le critère de non-corruptibilité et de vertu politique serait non seulement la monogamie mais le respect du mariage, nous parvient de la part d’un artiste.

L’art performance révèle ici sa folie : la prétention à la pureté, la sincérité comme absolue, l’unidimensionnalité du discours de vérité, et le sacerdoce du passage à l’acte. Pavlenski ne percevant sans doute plus lui-même la perversité de sa démarche qui, au prétexte de subvertir, renforce l’hégémonie du spectacle intégralisé.

À la décharge de Pavlenski, la notion même de performance commence avec la prépondérance de l’action sur le langage (John Dewey), le brouillage de la distinction entre le vrai et le faux (John Langshaw Austin). L’idée sera filée par Derrida qui cherchera à étendre ce pouvoir de la performance à travers sa théorie de l’inscription, donnant la préférence au « posé » plutôt qu’au « donné ».

Dans la société du spectacle 2.0, le continuum performatif transforme ainsi chaque énoncé en passage à l’acte : un tweet, un partage de contenu produisent des effets en chaîne de plus en plus rapides (moins de 24 heures pour l’annonce de retrait de candidature de Griveaux). Or, le virtuel ne se soucie guère de la vérité ou de la fausseté de ce qui est énoncé : c’est, conformément à la théorie des actes de langage, l’énonciation qui prime, qui performe, et inscrit dans la réalité le contenu de l’énoncé – cela, quelle que soit sa valeur.

Les fomenteurs de cabales et les diffamateurs s’y abreuveront en petit lait. L’on disait jadis qu’il restait « toujours quelque chose » de la calomnie (un énoncé performatif selon Austin). Désormais, il semblerait qu’il ne reste plus rien d’autre : plus de reste, plus de contre-jour.

Bien des artistes de performance nous ont pourtant mis en garde contre la confusion entre art et vie : Allan Kaprow parlait de jeu de brouillage (« blurring ») des frontières entre art et vie – ce qui n’est pas prôner la confusion, mais inciter à des jeux et des interférences calculées, et surtout : théâtralisées.

Une société de l’exhibition

Le fondateur du Performance Group et grand théoricien de l’art performance, Richard Schechner, fut sans doute celui qui mit en garde le plus tôt contre la « snuffisation » de la performance, et son risque de dilution dans l’hypperréalité spectaculaire, déclarant en 1975 :

« Ceux qui veulent que « tout soit réel », y compris l’abattage des animaux, l' »art » de l’automutilation, ou les « snuff movies » dans lesquels des acteurs sont vraiment tués, se trompent eux-mêmes s’ils croient s’approcher d’une réalité plus profonde ou essentielle. Toutes ces actions, comme les jeux du cirque à Rome ou les sacrifices humains chez les Aztèques, sont aussi symboliques et illusoires que tout ce qui a lieu sur une scène. On a affaire à la réification d’êtres humains devenant des agents symboliques. Cette réification est monstrueuse et je la condamne sans exception. »

La culture gay fut la première à mettre en garde contre les dérives éthiques liées à la problématique performative de l’outing. Des mouvements tels que #BalanceTonPorc et #Metoo ont ganté de vertu le geste de l’outing, tout en montrant les limites du tribunal médiatique que cela engendre, qui en vient à court-circuiter certains principes fondateurs du droit. Les hommes politiques eux-mêmes ne sont pas exempts de responsabilité puisque leur communication fait désormais feu du bois de l’extimité et de l’exhibition de la vie privée. Les réseaux sociaux, comme dispositifs libérateurs de pulsions et de la toute-puissance de l’acte de langage, ont décuplé la force de nuisance de l’ad hominem.

Le geste – d’une pauvreté inouïe, un « clic », un « partage » – de Pavlenski nous alerte sur deux choses : un art académisant la mentalité du petit-bourgeois, recherchant le choc et la commotion, attisant les passions tristes de la mesquinerie, au détriment de la pensée. Un continuum performatif issu du capitalisme post-industriel dans le recyclage duquel les supposés « rebelles » ont en fait une part active. La logique du choc artistique démontre encore une fois sa contribution à l’anesthésie politique généralisée.

The Conversation _____

Par Isabelle BarbérisMaître de conférences HDR en arts de la scène, Université de Paris

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

L’impossible distinction entre le vrai et le faux

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