Qu’est-ce qui confère à Chirac la «présidentialité» que beaucoup lui reconnaissent et qui semble avoir manqué à ses successeurs? Nous avons posé la question à trois historiens.
«Jacques Chirac est le dernier grand président monarchique que les Français ont eu. Il a été le dernier à avoir l’allure d’un monarque républicain, qui habitait le costume présidentiel avec élégance et forçait le respect. C’était un président du XXe siècle», disait, le 19 septembre 2016, l’éditorialiste et directeur adjoint du Figaro Yves Thréard.
À droite, beaucoup pensent comme lui. À l’extrême droite aussi: «On a eu des désaccords politiques importants, mais peut-être que Jacques Chirac, dans sa personnalité, demeure dans l’inconscient politique français comme le dernier président, vrai président», racontait deux jours plus tard le numéro 2 du FN, Florian Philippot.
Il semblerait que Jacques Chirac concurrence désormais François Mitterrand, considéré pendant des années comme le dernier des «grands présidents» récents (après la période De Gaulle et Pompidou).
En novembre 2009, la population française estimait que Mitterrand était le meilleur président de ces quarante dernières années, 67% des personnes interrogées pensant qu’il fut un «bon» président, contre 60% pour Chirac. En mai 2015, l’ex-chef du RPR avait doublé de justesse le champion du programme commun, avec 63% d’opinions favorables contre 61%, selon un sondage Odoxa.
En septembre 2018, une étude YouGov France pour Le HuffPost et CNews montrait que l’écart s’était creusé, 48% des sondés ayant une «bonne image» de Jacques Chirac, contre 39% pour son prédécesseur. Le mois suivant, un sondage Odoxa – Dentsu Consulting pour Le Figaro et France Info redonnait néanmoins à Mitterrand le titre de «meilleur président de ces quarante dernières années», avec 31% de citations contre 26% pour Chirac.
D’aucuns diront qu’en réalité, Jacques Chirac n’est pas le dernier des grands présidents, mais le premier post-président, celui par lequel la dévalorisation de la fonction a commencé –ou un président de transition.
Il n’empêche, pour nombre d’historiens et de politologues, le dernier des grands, c’est lui. «Mitterrand est le dernier grand président pharaonique, mais je pense objectivement que la vraie rupture sur la présidentialité –je ne parle pas du bilan, le bilan de Chirac est peut-être le plus mauvais de la Ve République– se fait après Chirac», estime l’historien Jean Garrigues, auteur du livre Les hommes providentiels et qui a écrit de nombreux ouvrages explorant la question de la présidentialité.
«Il donne cette impression d’être le dernier grand président charismatique, qui n’incarne ni l’hyperprésidence de Sarkozy, ni l’hypoprésidence de Hollande», analyse Jean-Luc Barré, écrivain et biographe de Jacques Chirac.
Charles de Gaulle lors d’un discours, le 18 mai 1962, sur une place d’Ussel, lors de sa visite en Corrèze. | UPI / AFP
Distance et humanisme
Comment s’explique cette aura, et qu’est-ce qui lui confère cette «présidentialité»? C’est que Chirac est le dernier à avoir réussi à résoudre la contradiction contenue dans le modèle présidentiel dessiné par de Gaulle.
C’est le Général, explique Jean Garrigues, qui a posé les bases de ce que devait être un président sous la Ve République. Il conçoit la présidence «dans une perspective qui est celle du commandement», mais également de l’éloignement: le chef de l’État doit être au-dessus de la mêlée, il ne doit pas mettre les mains dans la tambouille quotidienne de la politique. Il doit laisser son Premier ministre jouer le rôle de «fusible», pour protéger la fonction. C’est ce qui lui vaudra d’ailleurs le mot de l’un de ses concurrents à l’élection présidentielle de 1965, Marcel Barbu: «Les Français vous admirent, mon général, mais ils ne vous aiment pas.»
En même temps, au fil des années, la société aspire de plus en plus à faire intervenir les citoyens dans la décision, et la doctrine édictée par de Gaulle a de plus en plus de mal à s’incarner. Elle se heurte à l’évolution vers plus d’égalité. Les Français rejettent de plus en plus l’autorité et les pouvoirs, notamment présidentiels. D’où ce paradoxe: «Les Français acceptent de moins en moins la subordination, et en même temps veulent un deus ex machina», résume Jean Garrigues.
C’est cette tension et cette contradiction entre proximité et éloignement qui composent la formule magique de la présidentialité, que Jacques Chirac a particulièrement bien réussi, selon l’historien, à incarner.
Contraint et forcé par la cohabitation qui intervient dès 1997, il a dû se contenter de la politique internationale pendant la majeure partie de son premier mandat, ce qui lui a permis de cultiver cette distance qu’avait théorisée le général de Gaulle.
Plus tard, lors de son deuxième mandat, à partir de 2002, il «garde cette distance qui est un gage de présidentialité», estime l’historien, en laissant par exemple son Premier ministre Dominique de Villepin se battre sur le front du contrat première embauche –ce qui lui a valu sans doute une accusation d’immobilisme mais a aussi permis, paradoxalement, de préserver la fonction présidentielle.
«Quelque part, Chirac est le dernier président qui est resté dans la verticalité de la fonction, le dernier de la lignée», analyse le politologue Pascal Perrineau.
Chirac renvoie également l’image d’un président humaniste, proche des gens, capable d’aller serrer les mains de ses électeurs et de flatter le cul des vaches. «Il y a l’humanité, la simplicité et la proximité, mais qui ne dégradent pas l’autorité présidentielle», pense Jean Garrigues.
Ce véritable attachement pour les classes populaires et certaines idées de gauche lui a permis de se placer au dessus du clivage gauche-droite, contribuant à lui donner ce surplomb présidentiel.
Jacques Chirac au Salon de l’agriculture, le 2 mars 1994. | Georges Bendriherm / AFP
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Trivialisation de la fonction
Cette alliance de verticalité et d’horizontalité est particulièrement bien incarnée dans la figure du rassembleur, de celui qui apaise, qu’il a voulue transmettre tout au long de son mandat.
Il est le président de la «France black-blanc-beur», celui qui s’oppose à la fracture sociale. Il est aussi, plus tard, avec l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen le 21 avril 2002, le seul à même de rassembler la nation, et le seul pour lequel des millions de Français de gauche ont voté.
Jacques Chirac a d’ailleurs particulièrement bien su mettre en scène cette figure de père protecteur, rassembleur, se faisant par exemple photographier avec son petit-fils Martin.
À l’inverse, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont mal géré cette contradiction, juge Jean Garrigues. Le premier a pâti de son slogan sur le président «normal», qui n’était pas contrebalancé par une distance suffisante. Il a vu sa vie privée exposée plusieurs fois sans que cette communication ne soit maîtrisée, comme avec l’affaire du tweet de Valérie Trierweiler soutenant Olivier Falorni, le concurrent de Ségolène Royal, ou la révélation de ses amours cachées avec Julie Gayet. «Hollande est plus proche des présidents de la IIIe République, un moment où les présidents n’avaient pas besoin d’être des surhommes […]. Il n’arrive pas à incarner cette dimension transcendante, supérieure de la présidentialité.»
Nicolas Sarkozy a également «trivialisé» la fonction, avec un vocabulaire volontairement pauvre voire grossier –le fameux «casse-toi pauv’ con»– et la mise en scène de son intimité avec Carla Bruni.
Emmanuel Macron semblera tirer la leçon de l’exercice de ses deux prédécesseurs. À son arrivée au pouvoir, «il y a eu un changement radical de la présidentialité, explique Jean Garrigues à La Croix. Il y a mis plus de solennité, plus d’autorité et plus de distance.» Une tentative qui ne semble pas vraiment avoir convaincu: en mai 2019, seuls 29% des Français se disaient satisfaits de la manière dont le président actuel incarne la fonction présidentielle.
Tout n’est sans doute pas dû qu’à la personnalité de Jacques Chirac, mais aussi à l’époque dans laquelle nous vivons. L’aura dont il bénéficie est liée, par contraste, à la désacralisation de la fonction présidentielle que subissent ses successeurs, tout simplement parce que le monde, notamment médiatique, a changé entretemps.
La «grandeur» que certains voient chez Chirac est le reste d’une époque où le rapport au pouvoir et à l’autorité en général était un peu différent. «C’est un changement de l’air du temps, c’est la même chose à l’université, dans les entreprises, où émergent de nouvelles formes de leadership plus horizontales», estime Pascal Perrineau.
Jacques Chirac avec sa fille Claude et son petit-fils Martin, le 4 août 1997, lors de vacances sur l’île de la Réunion. | Richard Bouhet / AFP
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Changement de référent culturel
Il n’empêche que Jacques Chirac a mieux su imposer son autorité, sans pour autant paraître brutal. Un domaine en particulier l’illustre bien, celui de la culture.
Jacques Chirac est le dernier président épris de culture, comme le furent avant lui Georges Pompidou ou François Mitterrand. Ce n’était certes pas prioritairement la culture classique, celle des humanités, mais il était profondément «l’homme des arts et des cultures lointaines». Sa passion pour l’art primitif a même fait l’objet d’un hommage en 2016, «Jacques Chirac ou le dialogue des cultures», au musée du Quai Branly, dont il impulsa la construction lors de son passage à l’Élysée.
«La photo où l’on vous voit avec un livre sur l’art africain, bien en évidence sur votre bureau, c’était pour la mise en scène, ou bien vous vous y intéressez vraiment?», lui avait demandé, plus de vingt ans auparavant, bravache, le collectionneur Jacques Kerchache. Oui, il s’y intéressait vraiment.
À côté de lui, Nicolas Sarkozy et François Hollande font pâle figure. Le premier a claironné son mépris pour La Princesse de Clèves et écorche les titres de livre. Le second est plus féru de presse que de littérature et a prodigué à sa ministre de la Culture Fleur Pellerin ce conseil devenu célèbre: «Va au spectacle. Tous les soirs, il faut que tu te tapes ça, et tu dis que “C’est bien”, que “C’est beau”.»
«La vie théâtrale en France est d’une créativité et d’une vitalité foisonnantes, mais elle n’intéresse pas les personnes en situation de pouvoir», se désolait en 2015 le metteur en scène Jean-Pierre Vincent, prenant acte de ce changement d’époque, dans les colonnes du Monde.
Cette déception joue sur l’aura des derniers présidents. Nombre d’acteurs culturels, mais pas seulement, de Français en général, ont le sentiment que les hommes qui les gouvernent ont un bagage culturel maigre. Qu’ils ne sont pas bien différents d’eux, ni plus intelligents, ni plus cultivés. Et qu’avec les derniers présidents-monarques, c’est aussi une certaine conception culturelle de la France qui s’en est allée: «Avec Sarkozy et Hollande, on a changé de référent culturel, ce sont des présidents qui se préoccupent peu de savoir d’où nous venons et où nous allons. Ils sont le symbole du fait qu’il n’y a plus de grands leaders. L’historien Ernst Kantorowicz parle du corps réel et du corps symbolique du monarque [dans Les Deux Corps du roi, qui démontre que le roi était vu par les juristes et théologiens de l’époque comme disposant d’un double corps, mortel et immortel, ndlr]: eh bien, aujourd’hui, Sarkozy et Hollande ne sont que des corps réels, ils n’ont pas de corps symbolique, ils sont incapables de renvoyer à autre chose qu’eux-mêmes», analyse Pascal Perrineau.
Là aussi, Emmanuel Macron tentera de se démarquer: le jeune président, sensible à la philosophie, surprendra en évoquant une «présidence jupitérienne».
Jacques Chirac regarde un masque originaire de la Côte d’Ivoire offert par le commissaire général du Sommet de l’élevage, le 5 octobre 2006, à Cournon d’Auvergne. | Patrick Kovarik / AFP
Jacques Chirac est aussi, symboliquement, surtout lors de son premier mandat, le président d’une époque où la mondialisation n’exerçait pas encore pleinement ses effets. C’était avant la grande crise financière de 2008, avant que l’Union européenne ne soit accusée de faire perdre aux États qui la composent leur autonomie, avant que neuf Français sur dix ne jugent que la France «est en déclin».
Il n’y aura plus de grand président, prédisait Mitterrand dans une parole visionnaire, «à cause de l’Europe… À cause de la mondialisation… À cause de l’évolution nécessaire des institutions…».
La nostalgie va plus vite
De manière plus prosaïque, on peut également penser que si Chirac est vu comme le dernier grand président, c’est parce qu’il a duré. Gouvernant de 1995 à 2007, dernier président à accomplir un septennat, il aura conservé le pouvoir plus longtemps que Valéry Giscard d’Estaing et Georges Pompidou, plus longtemps que Nicolas Sarkozy et même plus longtemps que de Gaulle. Seul Mitterrand le dépasse en longévité.
Il aura duré… et aura eu le temps de se faire oublier. De l’eau a coulé sous les ponts depuis son dernier mandat, le temps transformant toute forme de banalité en or, par un effet sélectif de la mémoire qui trie les souvenirs douloureux pour ne garder que les bons moments. Ainsi, chaque ancien président est presque toujours considéré comme étant meilleur que l’actuel et «regretté».
Si les Français pensent désormais que Chirac est le meilleur président de ces quarante dernières années, et qu’ils ont la mémoire courte sur son mauvais bilan, ses promesses non tenues, les affaires judiciaires, le taux de chômage record durant son premier quinquennat et ses coups bas en politique, c’est sans doute aussi tout simplement parce qu’ils ont la nostalgie de ces années-là, les années d’avant –car c’est bien connu, c’était toujours mieux avant.
Il n’est pas exclu, de ce point de vue, que François Hollande ou Nicolas Sarkozy finissent un jour par être «réhabilités» dans la mémoire des Français, juge l’historien Patrick Garcia: «Dans l’histoire monarchique, les souverains précédents étaient toujours meilleurs que les souverains présents. Louis XIV est aujourd’hui présenté comme l’un des plus grands rois de France, mais on oublie qu’il a été enterré de nuit. Ce qui est déterminant pour Chirac, c’est qu’il porte l’image de la France d’avant. Et puis aujourd’hui, on a la nostalgie rapide. De même qu’il y a une frénésie et une accélération de la prise de décision, la nostalgie va aussi plus vite.»