Entretien inédit avec Cheikh Hamidou Kane

Cheikh Hamidou KANE © Malick MBOW
Cheikh Hamidou KANE © Malick MBOW

Conversation animée par le professeur Amadou Ly (UCAD), et les doctorants Maguette Gueye, Abdoulkhadr Sarr, Ibrahima Diagne (UCAD) et Célia Sadai (Paris-Sorbonne)

Propos recueillis et transcrits par Célia Sadai à Dakar, le 5 février 2011.

 

Les coulisses

En 2011, alors que je séjournais à Dakar, le professeur Amadou Ly m’a invitée à rejoindre un groupe de doctorants de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) dans le cadre d’un projet consacré à la littérature sénégalaise. Il s’agissait, pour l’équipe d’Amadou Ly et de ses étudiants-chercheurs, d’établir des questionnaires afin de mener une série d’entretiens sociologiques auprès d’un certain nombre d’écrivains sénégalais résidant au Sénégal – parmi lesquels, Cheikh Hamidou Kane. Le but de cette ambitieuse enquête étant d’élaborer un fonds documentaire consacré aux écrivains nationaux, mais aussi de renforcer la relation institutionnelle et patrimoniale qu’entretiennent lecteurs et écrivains sénégalais.

Plus largement, et au-delà du cadre de cette enquête, j’ai pu constater au fil des mois passés à Dakar la place immense accordée à Cheikh Hamidou Kane dans la culture populaire sénégalaise. A chaque nouvelle rencontre m’a été livrée une nouvelle lecture de L’Aventure ambiguë pour certains, desGardiens du Temple pour d’autres, dans les quartiers de Grand Yoff, du Plateau, ou sur le campus de l’UCAD.

Il faut dire qu’en ce début d’année 2011, dans toute la ville de Dakar, on célèbre le cinquantenaire du roman L’Aventure ambiguë. Après le Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN) et juste avant le Forum Social Mondial, nous sommes donc allés enquêter chez l’une des plus grandes plumes du Sénégal. Et la longue genèse qui suit, contée par Cheikh Hamidou Kane, apporte un éclairage précieux à l’un des romans les plus intemporels des lettres africaines.

Célia Sadai

 

 

 

 

« L’aventure ambiguë n’est plus ma propriété. Comme une bouteille à la mer, ce livre appartient désormais à tous ceux qui l’ont lu, et à tous ceux qui l’ont apprécié. » Cheikh Hamidou Kane

Amadou Ly – Nos doctorants en Littérature africaine ici présents : Ibrahima Diagne travaille sur les pratiques de l’autobiographie en Afrique, Abdoulkhdr Sarr s’intéresse au passage de l’oralité à l’écriture et les travaux de Maguette Gueye portent sur la Génération des écrivains africains dite de « la Migritude » dans leur relation avec l’Occident. Ils ont souhaité venir te rencontrer dans le cadre de leur programme doctoral. Au dernier moment, notre amie Célia nous a rejoint. C’est un grand privilège pour nous de pouvoir te rencontrer, ce qui n’est pas évident compte tenu de ton agenda chargé. Je sais que tu es un monsieur très occupé, mais aussi très attentif à tout ce qui est lié à la culture et la jeunesse, estudiantine et féminine. J’espère donc que ce travail aboutira.

Cheikh Hamidou Kane – Je suis heureux de vous recevoir à la demande d’Amadou Ly qui est une des personnes qui enseignent, pratiquent, et qui lisent L’Aventure ambiguë depuis très longtemps, et qui ont animé beaucoup de réflexions publiques, ou avec des étudiants et des professeurs, autour de ce livre. C’est toujours avec plaisir que je reçois les étudiants pour parler de ce livre qui n’est plus ma propriété. Comme une bouteille à la mer, ce livre appartient désormais à tous ceux qui l’ont lu, et à tous ceux qui l’ont apprécié. Et il continue de susciter des interrogations auxquelles beaucoup de lecteurs hasardent des réponses – quelques-unes de ces réponses me surprennent moi-même, tout autant que certaines me semblent absolument pertinentes. C’est pour cela qu’à chaque fois que j’ai l’occasion de discuter de ce livre avec des lecteurs, des étudiants, des professeurs, j’en tire toujours un très grand profit.

Maguette Gueye – Je vais essayer d’incarner La Grande Royale ! Nous souhaitons mener auprès de vous une enquête à propos de votre vie et de votre production littéraire… Vous appartenez aujourd’hui au patrimoine littéraire sénégalais ; et on aimerait entendre votre regard sur la littérature sénégalaise, et sur la place accordée à votre roman l’Aventure Ambiguë au sein de notre littérature nationale.

Amadou Ly – Nous avons élaboré un questionnaire mais vous n’êtes pas tenu de répondre à toutes les entrées. Nous pouvons orienter l’entretien avec ces questions, ou bien vous pouvez choisir de remplir le questionnaire plus tard, pour laisser place à la conversation. Nous avons besoin également de documents autobiographiques, si tu en as en ta possession.

Cheikh Hamidou Kane – Je préfère que nous discutions – je répondrai directement au questionnaire. Je vais vous indiquer quelques références sur le Net. Je ne sais pas si tu as vu la biographie faite par Harouna Ly. Il m’a interviewé ici longuement et il en a tiré un document qu’il a intitulé « Biographie anecdotique de Cheikh Hamidou Kane ». Il y aussi l’intégralité de l’interview que j’avais donnée à ce journaliste deJeune Afrique et qui était parue en extraits dans le numéro de décembre 2010. Il s’agit d’une interview intégrale qui avait été faite à Bamako lors de l’édition 2010 du Festival des Etonnants Voyageurs. Le papier de Harouna Ly est très intéressant. Harouna est originaire de Saldé : du village même où a vécu Samba Diallo, avec La Grande Royale et Maître Thierno… et donc Harouna connaît bien tous les personnages qui m’ont inspiré L’Aventure ambiguë et il conte, dans son article, des anecdotes intéressantes sur ce vieux religieux et sur ma propre vie.

Amadou Ly – Je précise qu’il y a quelques décennies [1974/75], tu as fait un petit texte dans Le Soleil [anciennement Dakar Matin], à l’occasion de la mort du personnage qui a inspiré La Grande Royale, que tu avais intitulé « Le tombeau de la Grande Royale». Alors, deux événements ont marqué l’actualité cette semaine. Pour le cinquantenaire de L’Aventure ambiguë, nous organisons un colloque à l’UCAD qui aura lieu les 22, 23 et 24 Février 2011. Mais l’autre événement dont je voulais te parler, c’est la disparition d’Edouard Glissant. Je ne sais pas si tu l’as connu, ni ce que tu voudrais en dire.

Cheikh Hamidou Kane – J’ai appris en effet cette nouvelle hier par RFI et j’en ai été attristé. J’ai rencontré Edouard Glissant à une ou deux reprises. Et j’ai toujours été happé par sa culture et sa présence dans l’univers intermédiaire entre le monde noir et l’Occident. Ce monde noir, étant plus spécifiquement caractérisé par celui des Noirs de la Diaspora. Et sa pensée et son œuvre ont beaucoup traité de la condition de cet homme noir de la Diaspora, de ses relations avec l’Occident et avec l’Afrique-Mère, son territoire d’origine. On ne peut qu’admirer la profondeur de la réflexion philosophique comme son talent littéraire.

 

 

L’antériorité du débat sur l’Ecole nouvelle

Amadou Ly – Pour commencer l’entretien, je souhaiterais savoir : ta famille n’est-elle pas originaire de Saldé plutôt que Matam?

Cheikh Hamidou Kane – Effectivement, ma famille est originaire de deux petits hameaux à quelques kilomètres de Saldé : Seitou Diobi et Wallah. Nous sommes une famille de Peuls, notre nom est Diallo. Mais il y a des équivalences patronymiques entre ethnies. Dans l’ancien Empire du Mali, il y a des équivalences entre Diallo chez les Peuls, Kane chez les Toucouleurs, Sidibé chez les Malinké, etc. Nous sommes des peuples dont le nom patronymique est Diallo. Et il se trouve que mon aïeul, mon oncle, a été élevé par ses oncles maternels, des Toucouleurs du Dimar à qui il a été confié par sa mère, car son père est mort quand il avait 5 ans. Ces oncles étaient donc des Kane du Dimar. Donc, à partir de l’âge de 5 ans et jusqu’à tard, on l’a appelé Alpha Sidi Kane. Ensuite, ses descendants – particulièrement ceux de la jeune génération comme mon père – l’ont appelé Diallo. Il y a donc un flou dans la famille au niveau du patronyme. Quand on se salue, on s’appelle Diallo maintenant.

 Lui avait le titre d’Alpha. Il était un condisciple d’El Hadj Omar. Ils étaient du même âge. Et ils ont suivi la formation intellectuelle et religieuse dans les mêmes mahdara en Mauritanie à Bakou, au Sénégal, à Pir Goureye, etc. Lui aussi était un érudit, au point qu’il a reçu le titre d’Alpha que l’on donnait aux religieux qui avaient mémorisé le Coran et à ceux qui savaient le commenter.

Les Français l’ont envoyé en Mauritanie pendant les campagnes de pacification, et lui a envoyé ses jeunes frères à l’école – du moins Racine et Abdoulaye. Abdoulaye a été scolarisé jusqu’à l’Ecole des otages, créée par Faidherbe en 1855, où étaient envoyés les fils de chefs. Plus tard, on l’a appelée « l’Ecole des fils de chefs ». Ils y gardaient les enfants et leur donnaient une formation. Avant tout, ils créaient des auxiliaires de l’administration coloniale de l’AOF.  Abdoulaye est donc allé à l’Ecole des otages. Il est le grand-père de ma mère.

Après Abdoulaye, Racine est allé à l’Ecole française aussi, mais pas aussi longtemps qu’Abdoulaye. Il savait lire et écrire en Français. Il est le grand-père d’Abdoulaye Elimane Kane [NdA. professeur de philosophie et homme politique sénégalais]. Le fils cadet de Alpha s’appelait Hamidou. Celui-là n’est pas allé à l’Ecole française, mais à l’école coranique et arabe, et après sa formation il est devenu Cheikh Hamidou : il était khadi, juge musulman. C’est lui mon grand-père paternel, dont je porte le prénom.

Je vous raconte cela pour vous dire que dejà du temps de mes grands-parents, ma famille est allée à l’école, même si ce n’était pas très loin. Par contre, l’ainée d’Alpha était une fille qui s’appelait Aïssata et elle n’est pas allée à l’école. Ni la génération suivante, parmi laquelle Binta Racine, qui m’a inspiré le personnage de la Grande Royale, la tante paternelle de Samba Diallo. Il a fallu attendre la génération des petites-filles des descendants d’Alpha, qui sont allées à l’Ecole française. De sorte que le débat sur l’opportunité d’entrer à l’Ecole étrangère est un débat qui a précédé réellement l’entrée à l’école de Samba Diallo – et de moi-même, dans une espèce de contraction de l’Histoire.

 

Inculturer, mémoriser, commenter. Les étapes initiatiques de l’éducation des enfants

Maguette Gueye – L’Aventure ambiguë soulève également la question de l’éducation reçue par les enfants à la maison. Et là, le débat confronte éducation traditionnelle et éducation religieuse…

Cheikh Hamidou Kane – Effectivement, au moment de ma naissance et durant toute mon enfance, les gens de mon milieu recevaient une éducation à la fois traditionnelle et religieuse administrée par l’ensemble de la communauté, soit la « famille élargie » qui comprend les parents biologiques certes, mais s’étend aussi sur plusieurs générations, dont les grands-parents. Et ceux dont le rôle éducatif est le plus important sont les oncles et les tantes.

D’autre part, à cette éducation traditionnelle qui apprenait à l’enfant à inculturer les valeurs traditionnelles sur les plans moral, éthique et social, s’ajoutait une éducation religieuse qui, habituellement, commençait dès l’âge de 6/7 ans – dans le cas des Musulmans – par un apprentissage intense de la mémorisation du Coran.

Il était attendu de l’enfant que, pendant trois ou quatre ans, il apprenne et récite correctement et mémorise l’ensemble du Coran sans qu’il en comprenne nécessairement le contenu. Parce qu’après cette période de mémorisation du Coran devait s’ouvrir une période d’explication du Livre, à un âge avancé, pour commencer à comprendre.

Au cours de cette période, l’enfant reçoit une éducation traditionnelle et religieuse à l’aide de méthodes et de techniques pédagogiques qui procédaient par étapes et n’excluaient pas, disons, des épreuves physiques pour franchir les seuils initiatiques. Vous savez dans l’éducation traditionnelle, quelquefois il y a des passages comme celui de la circoncision ou de l’excision, pendant lesquels l’enfant, garçon ou fille, subissait l’imposition de marques physiques : scarification, tatouage labial, gingival, ainsi que la percée des lobes de l’oreille pour préparer les bijoux, etc.

Toutes ces étapes étaient marquées par, disons, une action sur l’intégrité physique même de l’individu. Sans compter aussi que l’individu était formé pour apprendre, développer son attention, et pour se voir inculquer le savoir. Ainsi, pour qu’il accède à la connaissance, comme dans beaucoup de sociétés dans le monde – la nôtre en particulier – ceux qui éduquaient ne se privaient pas de recourir à certains sévices : cravache, tison enflammé, cordes de chat [NdA. fouet appelé « chat à neuf queues »]. Il faut se souvenir des descriptions faites par les écrivains anglais sur l’éducation par la chicotte en Angleterre, de même chez les Spartiates. Dans le cadre de l’éducation que je reçus à mon jeune âge, on ne se privait pas d’utiliser les sévices physiques pour obliger l’apprentissage de la concentration.

« Education » signifie « sortir l’enfant de son identité interne » [NdA. ex-ducere, « conduire hors de »], et la description que je fais des sévices de Maître Thierno envers Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë constitue un reflet de l’époque, et révèle une pratique commune à beaucoup de pays du monde. C’est pourquoi les lecteurs de L’Aventure ambiguë ont souvent fait des contresens dans l’interprétation de ces sévices, en les associant au sadisme postulé de Maître Thierno, alors que cette référence n’existe ni dans l’esprit de Samba Diallo, ni dans l’espace de la famille, ni surtout dans l’esprit du Maître coranique.

Ce que je décris est donc différent de ce qui se passe aujourd’hui dans les écoles coraniques ambulantes de la région du Cap Vert [NdA. Cheikh Hamidou Kane fait référence à la région de Dakar, pointe la plus occidentale du littoral atlantique africain, appelée « presqu’île du Cap vert »], et même en dehors du Cap Vert, où les marabouts et les parents martyrisent les enfants par sadisme ou par cruauté et sous prétexte de leur donner une éducation, au lieu de leur apprendre la concentration, comme c’est le cas dans L’Aventure ambiguë.

On est tout à fait conscients que la foi et la question religieuse font obstacle quand on s’interroge sur la possibilité d’une rencontre entre les fois religieuses pratiquées respectivement en Afrique et en Europe. Derrière tout cela se pose plus largement le problème de la rencontre. [S’adressant à notre camarade Abdoulkhdr Sarr] Vous nous disiez que votre sujet d’étude, c’est le passage de l’oralité à l’écriture. Je crois que c’est en effet un des problèmes qui se pose dans la rencontre entre l’Afrique noire et l’Occident : très rapidement se pose le problème de la rencontre entre une culture de l’oralité et une culture de l’écriture. Là, cela fait un autre débat.

« L’objectif n’était pas de former, d’éduquer les enfants des colonies pour en faire des citoyens, mais d’en prendre une minorité, pour en faire des auxiliaires. Pas en faire des responsables titulaires dans quelque discipline que ce soit, ni en faire des médecins ; on voulait en faire au mieux des infirmiers. Pas en faire des professeurs agrégés ou licenciés, des docteurs ; mais en faire des moniteurs ou des instituteurs au mieux, ou encore des sages-femmes. Pas en faire des administrateurs de bon niveau mais des commis expéditionnaires comme on les appelait. »

« Apprendre l’art de vaincre sans avoir raison ». La « petite phrase » de La Grande Royale

Amadou Ly – Après cette étape de l’acquisition de la concentration vient celle qui va déchirer la communauté des Diallobés. Je fais référence à la décision de la Grande Royale d’envoyer Samba Diallo à l’Ecole Nouvelle, dans L’Aventure ambiguë.

Cheikh Hamidou Kane – Après cette éducation traditionnelle et religieuse suivie par l’enfant jusqu’à l’âge de 9/12 ans, se posait en effet le problème de savoir si l’enfant devait aller à l’Ecole nouvelle, l’Ecole française. J’ai décrit les interrogations que cela a pu susciter dans une société comme celle des Diallobé. Mais il faut dire qu’en plus des risques qu’impliquaient cette entrée dans l’école étrangère, il y avait dans le refus et la méfiance des sociétés africaines traditionnelles une raison que je n’ai pas explicitée clairement dans mon roman L’Aventure ambiguë.

Le refus d’envoyer les enfants à l’école vient du fait que les colons qui étaient là, se saisissaient des enfants africains à l’époque ; initialement pas nécessairement pour les mettre à l’école, mais pour en faire des tirailleurs, ou des travailleurs forcés. Le travail forcé a été une réalité dans toutes les colonies – il est vrai, davantage dans les colonies du Sud qu’ici, au Sénégal. Les populations africaines ont été traumatisées par cette pratique du colon. C’était un peu la nouvelle manifestation de l’esclavage, maintenant que la capture et la déportation en Amérique ou vers les îles n’étaient plus permises – depuis que l’Occident l’avait interdit – cela vers le 1er quart du 19ème siècle. Alors, au lieu d’emmener les Africains hors de leurs terres, on a préféré venir les coloniser et les faire travailler sur place.

Dans tous ces pays, les colons mobilisaient la force de travail des sujets colonisés, pour les obliger à travailler dans des plantations etc. Les populations noires de toutes ces colonies ont été traumatisées par cela, autant qu’elles ont été traumatisées par le recrutement que l’on faisait des soldats. Lesquels suivaient une formation militaire approximative et rapide, sans même prendre le temps d’apprendre le français correctement, comme on pouvait le faire à l’école. Ils parlaient le petit français, le petit nègre, le forofifon nappa [Nda. le « Français du tirailleur »]. Ces gens étaient recrutés à 16, 17 ou 18 ans sans jamais être allés à l’école, et se trouvaient mobilisés dans les guerres coloniales et dans les guerres entre occidentaux comme les deux guerres mondiales. Donc, les populations africaines étaient vraiment traumatisées par le prélèvement forcé parmi ces populations pour le travail forcé, la mobilisation militaire etc. D’où leurs craintes quand leurs enfants partaient pour l’Ecole nouvelle.

Alors, quand on eut dépassé toutes ces craintes, les enfants sont entrés à l’Ecole nouvelle. On a vu au cours des débats dans L’Aventure Ambiguë les différents arguments qui pouvaient justifier ce choix, malgré les craintes. Puis, une fois que l’enfant est entré à l’école, des problèmes se sont posés à lui, quand il a comparé les valeurs traditionnelles dans lesquelles il avait été éduqué – comme la foi religieuse – avec les valeurs nouvelles de l’Ecole nouvelle.

 

Cette école, il faut dire que les colons voulaient à la fois que les jeunes africains y aillent, mais en même temps ils ne leur y faisaient qu’une place restreinte. Elle n’était pas ouverte à tous les enfants en âge d’être scolarisés dans les colonies. Tandis qu’en France métropolitaine, des lois existaient pour l’obligation de scolariser les enfants à partir d’un certain âge, dans les colonies ce n’est pas le cas, on ne prenait qu’une petite minorité.

L’objectif n’était pas de former, d’éduquer tout le monde pour en faire des citoyens, mais de prendre une minorité de gens, pour en faire des auxiliaires. Pas en faire des responsables titulaires dans quelque discipline que ce soit, ni en faire des médecins ; on voulait en faire au mieux des infirmiers. Pas en faire des professeurs agrégés ou licenciés, des docteurs ; mais en faire des moniteurs ou des instituteurs au mieux, ou encore des sages-femmes. Pas en faire des administrateurs de bon niveau mais des commis expéditionnaires comme on les appelait.

On a donc là deux limites imposées aux Africains par le colonisateur dans leur rencontre avec l’école : une limite numérique, et une limite quant au niveau de formation qui était bas. De sorte que même à mon âge, dans ma génération – celle de ceux qui sont nés avant les Indépendances – même dans cette génération-là, l’école étrangère ne nous permettait d’aller, pour les plus doués d’entre nous, que jusqu’à l’Ecole Normale William Ponty, à Gorée ou à Saint-Louis, mais pas au-delà.

Pour apprendre au-delà de l’Ecole française, et un jour peut-être devenir vétérinaire ou professeur comme Senghor, il fallait passer de nombreuses années entre autres à maîtriser la langue française. Alors nous, ceux de ma génération, à part les exceptions précédentes, nous nous sommes retrouvés vers la fin des années 1950 un certain nombre qui avions fini le parcours de l’Ecole nouvelle qui nous était accessible, ici au Sénégal et en Afrique. Et nous ne nous sentions pas satisfaits de cela, nous voulions aller plus loin, notamment avec le baccalauréat, pour ensuite commencer l’enseignement supérieur.

La dizaine de Sénégalais dont Senghor, Ousmane Socé Diop, Amadou Karim Gaye, Birago Diop, ou Alioune Diop, qui ont réussi à dépasser ce cycle primaire de l’Ecole Normale, ce sont des gens qui comme dans le cas de Senghor sont passés par le séminaire, et qui ont donc reçu une formation qui leur à donné l’accès à une ouverture qui dépasse l’enseignement primaire, pour aller vers l’enseignement supérieur. Les autres exceptions, ce sont les vétérinaires, car si les colons à l’époque avaient pensé qu’il n’était pas nécessaire de former des docteurs, ils avaient pensé que, vue l’importance du troupeau – bovidés de la région sahélienne –, il fallait former des vétérinaires plutôt que les faire venir de France. On a donc fait quelques exceptions au numerus clausus du système éducatif pour former ces vétérinaires. C’est ainsi que l’on a eu Birago Diop, Ousmane Socé Diop, Amadou Karim Gaye, etc…. qui ont été vétérinaires.

Premières pages d’une biographie à poursuivre…

Une circonstance particulière s’est produite à l’époque. Etant donné que les colonisateurs pressentaient que la colonisation était en train de prendre fin dans le monde entier, après la Seconde Guerre Mondiale, les Français ont commencé à songer à donner un petit peu plus d’autonomie à leurs colonies, pour retarder leur revendication d’Indépendance. Et ils ont réfléchi au meilleur moyen de faire cela.

Le gouvernement socialiste en France – depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale – a commencé à réfléchir à l’évolution des choses et ici, en particulier au Sénégal, ils ont donné de nouveaux gouverneurs généraux qui gouvernaient l’ensemble des colonies de l’AOF, et ils ont nommé comme chef de cabinet d’un de ces gouverneurs un Sénégalais dont tous les mérites n’ont pas encore été identifiés. Il s’agit d’Alioune Diop, qui plus tard va créer la revue Présence Africaine. A ce moment-là, on est 1945-46, quand le gouvernement français demande à Alioune Diop de venir ici à Dakar pour être chef de cabinet du Gouverneur général de l’époque [NdA. Pierre-Louis Maestraccipuis Oswald Durand]. Et c’est Alioune Diop qui a convaincu le Gouverneur général des colons de l’époque de permettre à un certain nombre de gens de ma génération et leurs aînés, qui rongeaient leur frein, de leur permettre d’aller au lycée et de préparer le baccalauréat. C’est de cette façon que quelques uns de mes aînés qui étaient déjà sortis, Boubacar Diallo Telli, guinéen, qui était sorti majeur de l’Ecole Normale William Ponty, section administration. Un sujet brillant qui finalement deviendra magistrat et fut aussi le premier Secrétaire général de l’Organisation de l’Unité africaine [OUA], et qui périra en 1977, torturé à mort par Sékou Touré.

Il y avait Kéba Mbaye [NdA. ancien magistrat sénégalais], qui exerçait déjà comme instituteur. Il y avait Mustapha Wade et son frèreAbdoulaye Wade  [NdA. ancien président du Sénégal, jusqu’en 2012], qui étaient déjà sortis comme instituteurs. Il y avait Tierno Bâ, Sénégalais, qui aura une carrière politique brillante et deviendra plus tard ministre dans le gouvernement de Senghor. Il y avait Moussa Keïta, qui était un grand athlète, et qui était le petit frère de Modibo Keïta [NdA. homme politique malien, panafricaniste et tiers-mondiste, proche de Kwame Nkrumah et Mouammar Khadafi]. Et puis il y avait moi-même, qui avais terminé l’Ecole coloniale élémentaire en 1942, et avais obtenu le Certificat d’études, passé à Matam.

Mes parents ne pouvant pas assumer des frais de scolarité supplémentaires, j’ai du passer le concours d’entrée à l’Ecole des fils de chefs, que j’ai réussi en 1942. Mais nous devions y passer quatre années au cours desquelles nous recevrions une formation administrative, agricole et technique, pour enfin, à l’issue de la scolarité, être nommés adjoint d’un chef de canton. En général, les « fils de chef » étaient nommés adjoint de leur père ou leur oncle, dans leur région d’origine. Pour ma part, moi et mes condisciples avons tout fait pour que l’on nous donne une formation qui nous permette ensuite de poursuivre nos études. Nous avons toujours été tentés par le désir de franchir ce « barrage » que l’on nous imposait; c’est pourquoi nous avons entrepris toutes sortes de démarches.

Nous réclamions des enseignements complémentaires afin de rejoindre le cycle secondaire et présenter le baccalauréat au terme de ces quatre années. Nos efforts n’ont pas abouti, les autorités administratives de l’Ecole comme le Gouverneur Général de Saint-Louis n’ayant pas accepté. Mais durant ces quatre années, je me suis rapproché de camarades qui étaient élèves au Lycée Faidherbe, et j’ai pu emprunter leurs cours, leurs livres, et compléter ma formation reçue à l’Ecole des fils de chefs avec la partie du programme enseignée au lycée. A l’issue des quatre années, mes condisciples ont été affectés dans diverses régions, moi-même étant affecté comme adjoint de mon oncle qui était le chef de canton à Saldé, mais je n’ai pas voulu le rejoindre.

Mes condisciples sont allés rejoindre leurs affectations au mois de Juin ou plutôt sont d’abord allés à la ferme-école pour suivre une formation intensive en agriculture, et après cela sont allés prendre leurs postes d’affectation. Moi, je suis resté à l’Ecole des fils de chefs et j’ai continué à travailler afin de préparer le concours d’entrée en classe de seconde, après quatre années après le certificat d’études. Trois semaines après le départ de mes condisciples, le directeur de l’école me trouve dans une salle de classe : « – Qu’est-ce que tu fais là ? – Je travaille – Tu n’es pas allé à la ferme-école ? ». Il me chasse de l’école et je lui réclame mon dossier scolaire. Il voulait savoir pourquoi, je lui réponds que je veux essayer d’entrer au lycée. Mais il me répond que je n’en ai pas le droit, que je devrais être avec mes camarades… Je suis allé trouver un grand-oncle qui était greffier à Saint Louis, et qui m’a accompagné voir ce directeur d’école. Mon grand-oncle lui explique que je veux présenter les examens d’entrée en classe de Seconde. Le directeur nous fait asseoir et prend un feuille ainsi qu’un crayon à deux bouts, un bout rouge et un bout bleu. Il trace deux traits parallèles bleus et indique comme distance 0m25. Il trace un troisième trait parallèle rouge et indique entre l’extrémité du trait rouge et l’extrémité du trait bleu : distance, 2m50.

« – Vous savez moi, je suis enseignant du secondaire, je sais ce qu’on a appris ici à votre petit-fils. On vous a appris à sauter de Om25. Vous dites qu’il veut aller passer les concours d’entrée de la classe de seconde, c’est comme si vous lui demandiez de sauter 2,50 m. C’est absurde, il perd son temps et n’est pas raisonnable. Mon oncle lui répond – Ca ne vous regarde pas, donnez son dossier scolaire à mon petit-fils ».

Au mois de Juillet, mon père m’accompagne à Dakar au lycée [Van Gogh] où presque tout le monde était en congé. A l’époque coloniale, tous les colons partaient en congé pendant trois mois dès le mois de Juillet. Mon père va voir le colon et lui explique que je veux passer l’examen d’entrée en seconde. [Il] demande mon dossier, le regarde, et réplique que je suis trop vieux pour la classe de seconde.

J’étais effondré, mais mon père me dit « – Retourne et demande si tu peux passer les examens d’entrée en classe de première ». Le colon dit oui et m’inscrit, et nous sortons de là. Il me convoque en Septembre pour la rentrée. Nous sommes retournés à Thiès. Quelques temps plus tard, je reçois une lettre d’information du lycée [Van Gogh] qui m’indique que la date de convocation pour passer les examens est retardée d’une semaine ou dix jours. Ce qui s’est produit est étrange car de retour à Thiès j’ai vraiment travaillé nuit et jour, j’étais angoissé, surtout que je savais que ces examens d’entrée étaient problématiques. Durant cette période, je fais un rêve : je me vois devant un tableau où il y avait un papier indiquant une liste de personnes reçues avec une date, et mon nom était sur cette liste. Mais, il se trouve que dans le rêve que j’avais fait la date que j’avais vue sur le papier n’était pas conforme à la date qui avait été initialement prévue. En revanche, cette date coïncidait tout à fait avec la date qui avait été modifiée dans cette lettre d’information. C’est cela qui m’a vraiment dopé. Le préau était rempli d’élèves qui passaient des examens de passage, de la classe de sixième à la classe de seconde, pour seulement deux ou trois matières. On a procédé à l’appel des élèves qui sont partis les uns après les autres jusqu’à ce que je sois resté seul dans le préau J’étais le seul élève qui avait toutes les matières à passer pour passer de la classe de troisième à la classe de première. J’ai passé les épreuves sur deux ou trois jours, et miracle, j’ai été reçu en classe de première. C’est ainsi que j’ai franchi cette étape qui m’était interdite.

Je passe rapidement sur d’autres péripéties… Je suis reçu au lycée finalement, mais pour autant mon ancien directeur de l’Ecole des fils de chefs ne m’a pas laissé tranquille. Le jour de la rentrée des classes, il est venu à Dakar, et m’a aperçu dans la cour. Il me demande ce que je fais ici et va voir le censeur qui lui annonce que je suis en classe de première…

Amadou Ly – Je compte demander à Maguette Gueye d’ajouter sur le manuscrit une question concernant la Renaissance Africaine, parce que j’ai le sentiment que L’Aventure Ambiguë préfigurait un certain nombre de péripéties dans notre Histoire, dans notre cheminement : ici, « nous sommes tous des Samba Diallo » comme tu aimes à le dire. De la même manière, j’ai l’impression que Les Gardiens du temple répond à un certain nombre de questions posées dans L’Aventure Ambiguë, mais qu’il prévoit aussi d’autres questions aujourd’hui de premier plan, en cette période du FESMAN de la « Renaissance africaine »…

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