Par Aude Massiot et Estelle Pattée — 27 janvier 2017 à 11:07
La CIA développe trois scénarios imaginaires de l’état du monde entre 2020 et 2035 : «îles», «orbites» et «communautés». Photo Carolyn Kaster. AP
L’agence de renseignements américaine a publié jeudi, en français, son étude prospective sur l’état du monde dans vingt ans.
Comment la CIA voit-elle le monde en 2035 ?
Les prévisions de la CIA pour le futur de la planète ne sont pas optimistes, loin de là. Le rapport de l’agence américaine, publié tous les quatre ans et intitulé cette année «Le monde en 2035 vu par la CIA, et le Conseil national du renseignement : Le paradoxe du progrès» est sorti jeudi aux éditions Equateurs. Ces 300 pages prospectives sont arrivées sur le bureau de Donald Trump, dès son investiture.
L’agence américaine pose le décor dès les premières lignes : «Dans les cinq prochaines années, on verra un accroissement des tensions entre Etats et à l’intérieur de ceux-ci.» En parallèle, la croissance mondiale va ralentir. La menace terroriste augmenterait sous différentes formes, et à laquelle les Etats, toujours plus divisés, peineront à répondre. «L’enjeu central des gouvernements et des sociétés sera de concilier les talents individuels, collectifs et nationaux pour apporter sécurité, prospérité et espoir.»
La CIA développe trois scénarios imaginaires de l’état du monde entre 2020 et 2035 : «îles», «orbites» et «communautés».
Scénario n°1 : un monde d’îles reclues
Le premier scénario imagine un monde subissant les dégâts d’une croissance atone et d’une mondialisation faiblissante, face auxquelles les gouvernements n’ont rien su faire. Vingt ans après la crise financière de 2008, les économistes de par le monde observent des Etats fragilisés, repliés sur eux-mêmes. «La combinaison de tous ces événements a donné naissance à un monde fragmenté et sur la défensive où des Etats inquiets cherchent métaphoriquement et physiquement à construire des murs pour se protéger des problèmes extérieurs, formant ainsi des « îles » dans un océan d’instabilité», relate le rapport.
En Europe comme en Amérique du Nord, les Etats n’ont pas su s’adapter aux bouleversements économiques et sociétaux de ce nouveau monde. En Asie, le constat est le même, le boom des émergents est retombé : «Parce qu’elles n’ont pas su générer suffisamment de demande intérieure pour stimuler leur économie quand le marché mondial s’est ralenti, la Chine et l’Inde sont restées enfermées dans le « piège du revenu moyen » et ont connu une stagnation de leur croissance, des salaires et des conditions de vie.» Les classes moyennes, ayant acquis ce statut avant la crise de 2008, sont meurtries, et une partie de cette population est retombée à des niveaux modérés de pauvreté.
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Les conséquences néfastes de la mondialisation, notamment l’accroissement des inégalités et la montée des populismes, ont poussé les Etats à mettre en place toujours plus de mesures protectionnistes, au lieu de privilégier le dialogue international. Dans ce scénario, l’essor rapide des intelligences artificielles a bouleversé les sociétés plus profondément que ce que les économistes avaient prévu. Le chômage a continué à augmenter.
Après cet état des lieux démoralisant, la CIA voit, dans vingt ans, le «début d’une nouvelle ère de croissance et de prospérité». Le salut viendra de plusieurs horizons. Après avoir bouleversé le marché du travail, l’innovation technologique va créer des opportunités de relance. Dans ce monde futuriste, la créativité viendra alors de la collaboration entre hommes et machines. «Le ralentissement de la mondialisation et des échanges commerciaux a donné naissance à une nouvelle génération d’entrepreneurs et d’inventeurs au niveau local.» Leçon du futur (imaginé) pour le présent : les gouvernements qui s’en sortiront le mieux sont ceux qui miseront sur la recherche et l’innovation et qui sauront garder les talents technologiques dans leurs frontières.
Scénario n°2 : à l’aube d’une escalade militaire
Le second scénario, intitulé «Orbites», est raconté par un «conseiller national en sécurité» qui revient sur l’état du monde, à l’aube de l’an 2032, date où s’achève le second mandat d’un certain «Smith» à la tête des Etats-Unis. Le milieu des années 2020 a vu l’accroissement sans pareil des tensions entre puissances régionales. La Russie, la Chine mais aussi l’Iran ont profité d’un repli des Etats-Unis sur la scène internationale pour imposer leur «domination économique, politique et militaire» sur leur région d’influence respective. Les tensions se cantonnent dans un premier temps à des représailles économiques et diplomatiques, à une guerre de propagande et à des cyberattaques, sans impacts notables.
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«La plus grande victime de ces conflits a été la « vérité » dans la mesure où la propagande de ces Etats, diffusées par plusieurs médias sociaux, commerciaux et officiels, a déformé, dénaturé et manipulé les informations sur ce qui se passait réellement», analyse le conseiller. Un constat qui évoque étrangement l’ère de post-vérités, ou de «faits alternatifs», dont se sont nourris en 2016 les Brexiters et les partisans de Donald Trump. Sous le premier mandat de ce fameux «Smith», les Etats-Unis opèrent un retour sur la scène internationale, mais entrent directement en confrontation avec la Chine, l’Iran et la Russie, donnant à la fin des années 2020 un faux air de guerre froide. L’étincelle ? Une crise entre l’Inde et le Pakistan en 2028 qui aboutit à l’explosion de la première bombe nucléaire depuis 1945. La crise est finalement désamorcée par les Etats-Unis, avec l’aide de la Chine (ouf). L’escalade militaire et nucléaire est évitée. Comme lors de l’après Seconde Guerre mondiale, les grandes puissances rétablissent une relation de confiance et reprennent leur coopération sur les questions de sécurité.
Scénario n°3 : les communautés dirigent le monde
Le troisième et dernier scénario s’intéresse aux «Communautés», via le regard d’une future maire d’une grande ville canadienne qui réfléchit en 2035 aux transformations des deux dernières décennies. Dans ce monde, les groupes locaux ont pris le pas sur les gouvernements nationaux. En cause : le manque de confiance grandissant des populations envers leurs dirigeants nationaux. Si la politique étrangère, les opérations militaires et la défense nationale restent le fait des entités nationales, l’éducation, l’économie ou encore la santé reviennent à la charge des autorités locales. L’implication des entreprises dans la vie de leurs employés est telle qu’elles se chargent désormais de l’éducation, de la santé et du logement. L’expérience n’est pas égale à travers le monde. Au Moyen-Orient, la jeunesse s’est révoltée contre les institutions et l’extrémisme religieux, sonnant l’avènement d’un nouveau Printemps arabe. Mais en Chine ou en Russie, des mouvements similaires sont loin d’avoir escompté les mêmes succès. Ces changements se sont opérés finalement plus facilement au sein des démocraties occidentales comme aux Etats-Unis ou au Canada, où il y avait déjà «une forte tradition d’implication des collectivités locales et du secteur privé».