Les États-Unis doivent mettre un frein aux ambitions de la Russie et de la Chine avant qu’il ne soit trop tard. Les laisser décider de leurs sphères d’influence ne peut que mener à la catastrophe.
Robert Kagan, traduit par Bérengère Viennot — 14.02.2017
Il existe deux principales tendances dans le monde d’aujourd’hui. L’une prend la forme de l’ambition et de l’activisme croissants des deux grandes puissances révisionnistes, la Russie et la Chine. L’autre s’incarne dans le déclin de la confiance, de capacité et de la volonté du monde démocratique, et tout particulièrement des États-Unis, à maintenir la position dominante qu’il occupait dans le système international depuis 1945. Lorsque la volonté et la capacité déclinantes des États-Unis et de leurs alliés à maintenir l’ordre mondial finira par croiser le désir et la capacité croissants des puissances révisionnistes à le changer, nous atteindrons le moment où l’ordre actuel va s’effondrer et où le monde va plonger dans une phase d’anarchie violente, comme il l’a déjà vécu par trois fois au cours des deux derniers siècles. Le coût de cette descente aux enfers, en matière de vies et de richesses, de libertés et d’espoirs perdus, défiera l’entendement.
Les Américains ont tendance à considérer la stabilité fondamentale de l’ordre international comme une chose acquise, tout en se plaignant du fardeau qu’ils sont contraints de supporter pour préserver cette stabilité. L’histoire nous enseigne que les ordres mondiaux s’effondrent un jour ou l’autre et que lorsque cela arrive, c’est souvent de manière inattendue, rapide et violente. La fin du XVIIIe siècle a été l’apogée des Lumières en Europe, avant que le continent ne sombre brusquement dans l’abîme des guerres napoléoniennes. Dans la première décennie du XXe siècle, les cerveaux les plus intelligents avaient prédit la fin des conflits entre grandes puissances à mesure que les révolutions des communications et des transports rapprochaient les économies et les peuples. La guerre la plus dévastatrice de l’histoire eut lieu quatre ans plus tard. Le calme apparent des années 1920 s’est transformé en crise des années 1930, puis en une autre guerre mondiale. Où nous en sommes exactement dans ce scénario classique aujourd’hui, à quelle distance du point d’intersection se trouvent les deux tendances dominantes du monde actuel, c’est, comme toujours, impossible à déterminer. Sommes-nous à trois ou à quinze ans d’une crise mondiale? Ce qui est sûr, c’est que nous sommes engagés dans cette direction.
Et s’il est encore trop tôt pour savoir quels effets la présidence de Donald Trump aura sur ces tendances, des premiers signaux indiquent que la nouvelle administration est davantage susceptible d’accélérer l’arrivée de la crise que de la ralentir ou de renverser la vapeur. Le rapprochement américain avec la Russie ne peut qu’enhardir Vladimir Poutine, et le durcissement des rapports avec la Chine va probablement inciter Beijing à tester la détermination militaire de la nouvelle administration. Le président est-il prêt pour une telle confrontation? Mystère total. Pour l’instant, il ne semble pas avoir beaucoup réfléchi aux futures ramifications de ses discours et de ses actes.
A LIRE AUSSI
Comment Vladimir Poutine risque de provoquer la fin de l’Otan ou une guerre mondiale
La Chine et la Russie sont des puissances révisionnistes classiques. Alors qu’elles n’ont jamais autant été en sécurité face aux puissances étrangères —la Russie face à ses ennemis traditionnels à l’ouest, la Chine face aux siens à l’est—, la configuration mondiale actuelle ne les satisfait pas. Toutes deux cherchent à rétablir le statut de domination hégémonique dont elles jouissaient autrefois dans leurs régions respectives. Pour la Chine, cela signifie une domination de l’Asie de l’Est, et des pays comme le Japon, la Corée du Sud et les pays de l’Asie du Sud-Est qui approuvent non seulement la volonté de Beijing, mais qui agissent en conformité avec ses préférences stratégiques, économiques et politiques. Cela implique que l’influence de l’Amérique se retranche dans le Pacifique-Est, derrière les îles hawaïennes. Pour la Russie, cela signifie une influence hégémonique en Europe centrale et de l’Est ainsi qu’en Asie centrale, que Moscou a toujours considérée comme faisant partie de son empire ou de sa sphère d’influence. À la fois Beijing et Moscou cherchent à redresser ce qu’ils voient comme une distribution injuste des pouvoirs, des influences et des honneurs dans l’ordre mondial d’après-guerre dominé par les États-Unis. En tant qu’autocraties, les deux se sentent menacées par les puissances démocratiques mondiales et par les démocraties à leurs frontières. Les deux considèrent les États-Unis comme le principal obstacle à leurs ambitions et par conséquent, toutes deux cherchent à affaiblir l’ordre sécuritaire international dirigé par les Américains, qui barre le passage à ce qu’elles considèrent comme leurs destinées légitimes.
La Chine et la Russie longtemps asphyxiées
Jusqu’à assez récemment, la Russie et la Chine ont dû affronter des obstacles considérables, presque insurmontables, pour atteindre leurs objectifs. Le plus grand était la puissance et la cohérence de l’ordre international lui-même et son principal promoteur et défenseur. Le système d’alliances politiques et militaires dirigé par les États-Unis, surtout dans les deux régions critiques d’Europe et d’Asie de l’Est, ont mis la Russie et la Chine dans ce que Dean Acheson appelle des «situations de force» qui nécessitaient qu’elles exercent une grande prudence dans la poursuite de leurs ambitions et, depuis la fin de la guerre froide, qu’elles remettent à plus tard toute tentative sérieuse de perturber le système international.
Le système a mis un frein à leurs ambitions à la fois de façons positives et négatives. À l’époque de la suprématie américaine, la Chine et la Russie ont participé et beaucoup bénéficié du système économique international ouvert que les États-Unis avaient créé et contribuent encore à maintenir. Tant que ce système fonctionnait, elles avaient davantage à gagner à jouer le jeu qu’à le remettre en question et à le renverser. Toutefois, les aspects politiques et stratégiques de cet ordre ont fonctionné à leur détriment. Au cours des vingt années qui ont suivi l’effondrement du communisme soviétique, la croissance et la vitalité du gouvernement démocratique ont représenté une menace continuelle pour la mainmise exercée par les dirigeants de Beijing et de Moscou, qui depuis la fin de la guerre froide voient toutes les avancées des institutions démocratiques —surtout l’avancée géographique des démocraties libérales proches de leurs frontières— comme une menace existentielle. Il y a un fondement à cela: depuis l’époque de Clément de Metternich, les puissances autocratiques ont toujours craint la contagion du libéralisme.
La simple existence de démocraties à leurs frontières, un flux libre et mondial d’informations qu’ils ne peuvent contrôler, le lien dangereux entre libre-échange et liberté politique—tout cela représente une menace pour des dirigeants dont la survie dépend de leur capacité à contenir les forces d’agitation de leurs pays. Le défi continuel posé par l’ordre démocratique porté par les États-Unis à la légitimité de leur règne les a naturellement rendus hostiles à la fois à cet ordre et aux États-Unis. Mais jusqu’à récemment, la prépondérance de forces à la fois nationales et internationales les avait dissuadés d’affronter cet ordre de manière frontale. Les dirigeants chinois étaient obligés de se soucier des conséquences d’une éventuelle confrontation teintée d’échec pour leur légitimité à l’intérieur du pays. Même Poutine n’a enfoncé que des portes ouvertes, comme en Syrie où les États-Unis n’ont répondu que passivement à ses démarches. Il a montré bien plus de circonspection lorsqu’il a été confronté à une opposition américaine et européenne, même marginale, comme en Ukraine.
Le plus grand frein aux ambitions chinoises et russes était la puissance militaire et économique des États-Unis et de leurs alliés en Europe et en Asie. La Chine, bien que de plus en plus puissante, devait envisager un affrontement avec la puissance économique et militaire combinée de la superpuissance mondiale et de certaines formidables puissances régionales liées par des alliances ou un intérêt stratégique commun—notamment le Japon, l’Inde et la Corée du Sud, ainsi que de nations plus petites mais néanmoins puissantes, comme le Vietnam et l’Australie. La Russie devait quant à elle affronter les États-Unis et ses alliés de l’Otan. Ensemble, ces alliances dirigées par les États-Unis représentent un défi pour le moins intimidant pour une puissance révisionniste qui n’a de son côté que peu d’alliés sur qui compter. Même si les Chinois avaient remporté une première victoire dans un conflit, comme la soumission militaire de Taïwan ou une bataille navale en mer de Chine méridionale ou orientale, ils auraient dû à terme se colleter aux capacités industrielles combinées de certains des pays les plus riches et technologiquement développés au monde et à la probable suspension de l’accès aux marchés étrangers desquels dépend leur propre économie. Une Russie plus faible, avec sa population en baisse et son économie dépendante du pétrole et du gaz, aurait eu à affronter des difficultés encore plus grandes.
Pendant des décennies, la position de force occupée par les États-Unis et ses alliés sur le plan international a découragé toute remise en question sérieuse. Tant que les États-Unis ont été perçus comme un allié fiable, les dirigeants chinois et russes ont craint que des démarches agressives ne leur valent un retour de bâton et éventuellement ne fassent tomber leurs régimes. C’est ce que l’expert en sciences politiques William Wohlforth a un jour qualifié de «stabilité inhérente à l’ordre unipolaire»: lorsque des puissances régionales insatisfaites cherchent à bousculer le statu quo, leurs voisins inquiets se tournent vers la lointaine superpuissance américaine pour contenir leurs ambitions. Et ça marche. Les États-Unis interviennent, et la Chine et la Russie reculent—ou sont empêchées avant même de pouvoir agir.
A LIRE AUSSI
Trump, Poutine, Brexit… Le scénario catastrophe d’un cataclysme historique est en marche
Devant ces obstacles, la meilleure option pour les deux grandes puissances révisionnistes a toujours été d’espérer ou, si possible, de provoquer de l’intérieur un affaiblissement de l’ordre mondial soutenu par les États-Unis, soit en séparant les États-Unis de leurs alliés, soit en soulevant des doutes sur l’engagement américain et ainsi en encourageant les aspirants alliés et partenaires à renoncer à la protection stratégique de l’ordre mondial libéral et à rechercher à s’arranger avec ses adversaires.
Le système actuel ne dépendait par conséquent pas uniquement de la puissance américaine, mais aussi de la cohérence et de l’unité au sein du monde démocratique. Les États-Unis devaient jouer leur rôle de principal garant de cet ordre, tout particulièrement dans les domaines militaires et stratégiques, mais le noyau dur idéologique et économique—les démocraties d’Europe, d’Asie de l’Est et du Pacifique—devait lui aussi demeurer relativement solide et confiant.
Ces dernières années, ces deux piliers ont été ébranlés. L’ordre démocratique s’est affaibli et son cœur s’est fracturé. Des conditions économiques difficiles, la recrudescence du nationalisme et du tribalisme, un leadership politique faible et incertain accompagné de partis politiques dominants indifférents et une nouvelle ère de communications qui semble raffermir plutôt qu’affaiblir le tribalisme ont, ensemble, provoqué une crise de confiance non seulement dans les démocraties mais dans ce que l’on pourrait appeler le projet de progrès libéral. Ce projet élevait les principes universels des droits individuels et d’humanité commune au-dessus des différences ethniques, religieuses, nationales ou tribales. Il comptait sur une interdépendance économique croissante pour créer des intérêts communs traversant les frontières et sur la mise en place d’institutions internationales pour lisser les différences et faciliter la coopération entre les nations. Au lieu de cela, les dix dernières années ont vu une émergence du tribalisme et du nationalisme, une focalisation de plus en plus forte sur l’Autre dans toutes les sociétés et une perte de confiance dans le gouvernement, le système capitaliste et la démocratie. Nous assistons à l’inverse de «la fin de l’histoire», telle que la concevait Francis Fukuyama. L’histoire fait son grand retour avec violence et, avec elle, tous les aspects les plus noirs de l’âme humaine, y compris, pour beaucoup, l’éternel appétit humain pour un leader fort, dirigeant son peuple d’une main de fer à une époque de confusion et d’incohérence.
Les États-Unis ne veulent plus jouer les sauveurs
Cette crise du projet de progrès libéral était peut-être inévitable, un phénomène récurrent engendré par des failles inhérentes au capitalisme et à la démocratie. Dans les années 1930, la crise économique et la montée du nationalisme ont conduit de nombreuses personnes à se demander si la démocratie ou le capitalisme étaient préférable à des alternatives comme le fascisme et le communisme. Et ce n’est pas une coïncidence si la crise de confiance dans le libéralisme a accompagné un effondrement simultané de l’ordre stratégique. Ensuite, la question était de savoir si le pouvoir extérieur que constituaient les États-Unis allait intervenir et jouer les sauveurs ou reconstituer un ordre que la Grande-Bretagne et la France n’étaient plus capables ou désireuses de maintenir. À présent, la questions est: les États-Unis veulent-ils continuer à soutenir l’ordre qu’ils ont créé et qui dépend entièrement de la puissance américaine, ou les Américains sont-ils prêts à prendre le risque—en admettant qu’ils comprennent son existence—de laisser cet ordre s’effondrer dans le chaos et dégénérer en conflit?
La question est valable et elle ne date pas de l’élection de Trump, ni même de celle de Barack Obama. Dans le quart de siècle qui a suivi la fin de la Guerre froide, les Américains se sont demandé de façon de plus en plus pressante pourquoi il leur revenait de porter la responsabilité si lourde et inhabituelle de protéger l’ordre mondial, alors que cela ne servait pas toujours leurs intérêts de manière évidente—et alors que les États-Unis semblaient faire tous les sacrifices au bénéfice d’autres qu’eux. Peu d’entre eux se souviennent des raisons pour lesquelles les États-Unis ont endossé ce rôle anormal après les deux calamiteuses guerres mondiales du XXe siècle. On ne peut guère s’attendre à ce que la génération née après la fin de la guerre froide comprenne la signification durable des structures politiques, économiques et sécuritaires mises en place après la Seconde Guerre mondiale. Ils ne sont pas non plus susceptibles d’apprendre grand-chose sur le sujet dans des manuels de lycée et de fac obsédés par la mise en exergue des maux et des folies de «l’impérialisme» américain. Les crises de la première moitié du XXe siècle et leurs solutions de 1945 ont toutes été oubliées. Conséquence, face aux difficultés et aux coûts qu’entraîne ce rôle mondial, le peuple américain a perdu patience. Ce que les guerres coûteuses et infructueuses en Corée en 1950 et au Vietnam dans les années 1960 et 1970, et les récessions économiques comme la crise de l’énergie et la «stagflation» galopante de la deuxième moitié des années 1970 n’avaient pas réussi à faire, les guerres malheureuses en Irak et en Afghanistan et la crise financière de 2008 y sont parvenues: elles ont eu pour effet de retourner les Américains contre un engagement à l’échelle mondiale.
A LIRE AUSSI
Donald Trump, le pantin de Vladimir Poutine
L’approche d’Obama vis-à-vis de l’engagement mondial était ambiguë, mais sa stratégie reposait sur le retranchement. Ses décisions et ses déclarations étaient une critique et un rejet de la stratégie américaine précédente et privilégiaient un rôle bien moins actif dans le monde ainsi qu’une définition bien plus étroite des intérêts américains. L’administration Obama a répondu aux échecs de l’administration de George W. Bush en Irak et en Afghanistan non pas en restaurant la puissance et l’influence américaines mais en les réduisant davantage. Bien que son administration ait promis de «rééquilibrer» la politique étrangère américaine en s’orientant vers l’Asie et le Pacifique, en pratique cela signifiait réduire les engagements à l’échelle mondiale et composer avec les puissances révisionnistes aux dépens de la sécurité des alliés.
Les premières tentatives de «réinitialiser» les relations avec la Russie ont porté le premier coup à la réputation d’allié fiable de l’Amérique. Les Russes venaient juste d’envahir la Géorgie et la démarche semblait récompenser cette agression de Moscou. Elle intervenait aussi au détriment des alliés américains en Europe centrale, étant donné que les programmes de coopération militaire avec la Pologne et la République tchèque ont été abandonnés pour apaiser le Kremlin. En outre, cette tentative d’apaisement arrivait au moment même où la politique russe envers l’Occident—sans parler des politiques répressives de Poutine envers son propre peuple—se durcissait. Loin d’inciter la Russie à mieux se comporter, ce redémarrage des relations a enhardi Poutine. Puis, en 2014, la réponse inappropriée de l’Occident face à l’invasion de l’Ukraine par les Russes et l’annexion de la Crimée, bien que meilleure que la réponse anémique de l’administration Bush à l’invasion de la Géorgie (l’Europe et les États-Unis ont au moins imposé des sanctions après l’invasion de l’Ukraine), n’en indiquait pas moins une réticence de la part de l’administration américaine à forcer la Russie à retourner dans sa sphère d’intérêts officielle. En réalité, Obama a publiquement reconnu la position privilégiée de la Russie en Ukraine alors même que les États-Unis et l’Europe cherchaient à protéger la souveraineté de ce pays. En Syrie, la passivité de Washington a pour ainsi dire quasiment invité l’intervention russe, que l’Amérique n’a certainement rien fait pour décourager, renforçant l’impression grandissante qu’elle sonnait la retraite au Moyen-Orient (impression créée au départ par le retrait inutile et peu judicieux de toutes les troupes américaines d’Irak). Les actes russes subséquents, qui ont augmenté le flux de réfugiés syriens en Europe, n’ont pas non plus provoqué de réaction américaine malgré les dégâts évidents que ces flux de réfugiés provoquaient chez les institutions démocratiques européennes. Le signal envoyé par l’administration Obama était que rien de tout cela n’était vraiment le problème de l’Amérique.
En Asie de l’Est, l’administration Obama a sapé ses propres efforts pourtant louables d’affirmer la constance de l’intérêt et de l’influence de l’Amérique. Le soi-disant «pivot» s’est avéré très rhétorique. Des dépenses globales inadaptées dans le domaine de la défense ont empêché les nécessaires augmentations significatives de la présence militaire américaine, et l’administration a permis qu’un élément économique critique, le partenariat transpacifique, s’éteigne au Congrès, principalement victime de l’opposition dans son propre parti. Le pivot a également pâti de la perception générale que l’Amérique se retirait du jeu, encouragée à la fois par la parole présidentielle et par les politiques de l’administration, surtout au Moyen-Orient. Le retrait prématuré, inutile et stratégiquement coûteux des troupes américaines d’Irak, suivi de l’accord arrangeant avec l’Iran sur son programme nucléaire, en parallèle avec l’échec à exécuter ses menaces d’utiliser la force contre le président syrien, de tout cela le monde n’a pas perdu une miette. L’administration Obama a eu beau insister sur le fait que la stratégie américaine devrait être tournée vers l’Asie, les alliés des États-Unis ont été amenés à se poser des questions sur la fiabilité de l’engagement américain face au défi posé par la Chine. Si l’administration Obama s’est imaginé qu’elle pouvait se retirer à l’échelle mondiale tout en garantissant à ses alliés en Asie que les États-Unis étaient un partenaire fiable, elle s’est trompée.
Géorgie, Ukraine, Syrie: une Russie à l’offensive
Tout cela a eu pour effet de pousser les deux grandes puissances révisionnistes à toujours plus de révisionnisme. Ces dernières années, elles ont mis en question encore plus activement l’ordre mondial, notamment parce qu’elles avaient la sensation que les États-Unis perdaient à la fois la volonté et la capacité de l’entretenir. Les effets psychologiques et politiques sur la population américaine des guerres en Afghanistan et en Irak, qui ont affaibli le soutien à l’engagement américain à tous les niveaux, ont fourni une ouverture.
Il existe un mythe répandu au sein des démocraties libérales, selon lequel il est possible de calmer les puissances révisionnistes en accédant à leurs demandes. Si l’on suit cette logique, le retranchement américain devrait réduire les tensions et les rivalités. Malheureusement, c’est bien plus souvent le contraire qui se produit. Plus les puissances révisionnistes se sentent en sécurité, plus leur ambition de changer le système à leur avantage est grande car la résistance au changement semble diminuer. Regardez la Chine et la Russie: en deux siècles elles n’ont jamais été autant protégées des attaques extérieures qu’aujourd’hui. Pourtant, toutes deux sont insatisfaites et cherchent à imposer de manière de plus en plus agressive ce qu’elles perçoivent comme étant leur intérêt croissant dans un système où les États-Unis n’opposent plus la même résistance qu’auparavant.
Les deux grandes puissances diffèrent pour l’instant principalement par leurs méthodes. Jusqu’à présent la Chine a été la plus prudente, la plus circonspecte et la plus patiente des deux, et a recherché à exercer une influence avant tout par le biais de son grand poids économique tout en utilisant sa puissance militaire croissante surtout comme une source de dissuasion et d’intimidation régionale. Elle n’a pas encore eu recours à l’usage direct de la force, bien que ses actions en mer de Chine méridionale soient militaires par nature, avec des objectifs stratégiques. Et si Beijing s’est gardé d’utiliser la force militaire jusqu’à présent, il serait erroné de penser qu’il va continuer à montrer une telle retenue à l’avenir—éventuellement l’avenir proche. Les grandes puissances révisionnistes aux capacités militaires croissantes s’en servent toujours lorsqu’elles estiment que les gains possibles dépassent les risques et les coûts. Si les Chinois ont l’impression que l’engagement de l’Amérique envers ses alliés et sa position dans la région faiblissent, ou que sa capacité à tenir ces engagements est sur le déclin, alors ils seront plus enclins à tenter d’utiliser la puissance qu’ils sont en train d’acquérir pour atteindre leurs objectifs. À mesure que les tendances se rapprochent, c’est là que la première crise est la plus susceptible de se produire.
A LIRE AUSSI
Une histoire alternative de la Chine
La Russie est bien plus agressive. Elle a envahi deux États voisins —la Géorgie en 2008 et l’Ukraine en 2014—, et dans les deux cas a détaché de grandes portions du territoire souverain de ces deux pays. Étant donné l’intensité avec laquelle les États-Unis et ses alliés auraient réagi à de tels actes pendant les quarante ans de la guerre froide, leur relative absence de réponse a dû envoyer un sacré signal au Kremlin—et à d’autres dans le monde. Moscou a continué sur sa lancée en envoyant des forces conséquentes en Syrie. La Russie a utilisé sa domination du marché énergétique européen comme une arme. Elle a eu recours à la guerre cybernétique contre des États voisins. Elle s’est engagée dans une guerre de l’information extensive à l’échelle mondiale.
Plus récemment, le gouvernement russe a déployé une arme dont soit les Chinois ne disposent pas, soit qu’ils ont choisi de ne pas utiliser: la capacité à interférer directement dans les processus électoraux occidentaux, à la fois pour en influencer l’issue et plus généralement pour discréditer le système démocratique. La Russie finance des partis populistes de droite dans toute l’Europe, y compris en France; elle utilise ses médias pour soutenir ses favoris et attaquer les autres candidats; elle a distillé des «fausses informations» pour influencer les électeurs, le plus récemment lors du référendum italien; et elle a piraté des communications privées dans le but de mettre ceux qu’elle veut voir battus dans une situation embarrassante. Cette année, la Russie a pour la première fois employé cette arme puissante contre les États-Unis et a interféré lourdement dans le processus électoral américain.
Même si la Russie est la plus faible des deux grandes puissances à tous les niveaux, elle a pour l’instant mieux réussi que la Chine à accomplir ses objectifs de division et de perturbation de l’Occident. Son interférence dans les systèmes politiques démocratiques occidentaux, sa guerre de l’information et son rôle dans la création de toujours plus de flux de réfugiés syriens en Europe ont tous contribué à saper la confiance des Européens dans leurs systèmes et dans leurs partis politiques établis. Son intervention militaire en Syrie, contrairement à la passivité américaine, a exacerbé des doutes qui existaient déjà sur la résistance américaine dans la région. Jusqu’à récemment, Beijing avait principalement réussi à repousser les alliés américains toujours plus près des États-Unis par pure inquiétude devant la montée de la puissance chinoise—mais cela pourrait changer rapidement, surtout si les États-Unis continuent sur leur lancée actuelle. Certains signaux indiquent que les puissances régionales sont déjà en train de revoir leur copie: les pays d’Asie de l’Est envisagent des accords commerciaux régionaux qui ne nécessitent pas d’inclure les États-Unis ou, dans le cas des Philippines, font de manière active la cour à la Chine, tandis qu’un certain nombre de pays d’Europe centrale et de l’Est se rapprochent de la Russie, à la fois d’un point de vue stratégique et idéologique. Nous pourrions bientôt nous retrouver face à une situation où les deux grandes puissances révisionnistes agissent de manière agressive, y compris avec des moyens militaires, et représentent des défis extrêmes pour la sécurité américaine et mondiale dans deux régions à la fois.
Une spirale qui rappelle la Seconde Guerre mondiale
Tous ces phénomènes se produisent alors que les Américains continuent de signaler leur réticence à soutenir l’ordre mondial qu’ils ont créé après la Seconde Guerre mondiale. Donald Trump n’a pas été le seul important personnage politique de cette dernière saison électorale à appeler à une définition bien plus étroite des intérêts américains et à un allègement des fardeaux que représente le leadership mondial par l’Amérique. Le président Obama et Bernie Sanders avaient tous les deux exprimé une version de la théorie de «l’Amérique d’abord.» La candidate qui évoquait souvent le rôle «indispensable» de l’Amérique a perdu, et même Hillary Clinton s’est sentie obligée d’abandonner le soutien qu’elle avait d’abord apporté au Partenariat transpacifique (PTT). Quoi qu’il en soit, la volonté du public américain de continuer à soutenir la structure d’alliances internationales, de continuer à refuser aux puissances révisionnistes la sphère d’influence et l’hégémonie régionale à laquelle elles aspirent et à soutenir les normes démocratiques et du libre-échange dans le système international doit être sujette à caution.
Cette définition de plus en plus étroite des intérêts américains, à une époque de rivalité croissante entre grandes puissances, va probablement précipiter un retour vers l’instabilité et les affrontements d’époques révolues. La faiblesse au cœur du monde démocratique et le fait que les États-Unis se débarrassent de leurs responsabilités mondiales ont déjà encouragé un révisionnisme plus agressif de la part des puissances insatisfaites. Ce qui a, à son tour, sapé davantage la confiance du monde démocratique et sa volonté de résistance. L’histoire laisse penser qu’il s’agit là d’une spirale descendante de laquelle il sera difficile de se remettre, à moins que les États-Unis n’adoptent un changement de cap spectaculaire.
Ce changement de cap pourrait advenir trop tard. C’est dans les années 1920, et non les années 1930, que les puissances démocratiques ont pris les décisions les plus cruciales et qui se sont avérées fatales. Les désillusions des Américains après la Première Guerre mondiale les a incités à rejeter l’idée de jouer un rôle stratégique pour préserver la paix en Europe et en Asie, alors même que l’Amérique était la seule nation assez puissante pour endosser cette responsabilité. Le retrait des États-Unis a contribué à saper la volonté de la Grande-Bretagne et de la France et encouragé l’Allemagne en Europe, et le Japon en Asie, à entreprendre des démarches de plus en plus agressives pour parvenir à une domination régionale. La plupart des Américains étaient convaincus que rien de ce qui pouvait se produire en Europe ou en Asie ne pouvait affecter leur sécurité. Il a fallu la Seconde Guerre mondiale pour les convaincre de leur erreur. Le «retour à la normalité» des élections de 1920 semblait sûr et innocent à l’époque, mais les politiques essentiellement égoïstes poursuivies par la plus forte puissance du monde pendant la décennie qui suivit contribua à préparer le terrain aux calamités des années 1930. Lorsque les premiers signes de la crise se manifestèrent, il était déjà trop tard pour se dispenser de payer le prix élevé d’un conflit mondial.
Dans ce genre d’époque, il est toujours tentant de croire que les rivalités géopolitiques peuvent se résoudre à coups de tentatives de coopération et d’arrangements. L’idée, proposée récemment par Niall Ferguson, que le monde peut être dirigé conjointement par les États-Unis, la Russie et la Chine n’est pas nouvelle. Ce genre de copropriété a été proposé et tenté à toutes les époques chaque fois que le ou les puissances dominantes du système international ont cherché à éviter les difficultés posées par les puissances révisionnistes insatisfaites. Cela a rarement fonctionné. Les grandes puissances révisionnistes se contentent rarement de moins qu’une capitulation complète. Leur sphère d’influence n’est jamais assez vaste pour satisfaire leur orgueil ou leur besoin toujours plus grand de sécurité. En fait, c’est leur expansion même qui crée l’insécurité, en effrayant leurs voisins et en les poussant à s’allier contre la puissance émergente. La «puissance rassasiée» dont parlait Otto von Bismarck n’est pas chose courante. Les dirigeants allemands qui lui ont succédé ne se satisfaisaient même pas d’être la plus grande puissance d’Europe. En essayant de devenir encore plus forts, il ont engendré des coalitions visant à s’opposer à eux, faisant de leur peur de «l’encerclement» une prophétie autoréalisatrice.
Carrément méchants, jamais contents
Car c’est une caractéristique commune des puissances en pleine ascension: ce sont leurs actes qui produisent l’insécurité qu’elles prétendent combattre. Elles nourrissent des griefs contre l’ordre établi (à la fois l’Allemagne et le Japon se considéraient comme les nations «défavorisées»), mais leurs doléances ne peuvent trouver de soulagement tant que cet ordre établi reste en place. Des concessions marginales ne sont pas suffisantes mais les puissances qui soutiennent l’ordre établi n’acceptent pas de concéder davantage à moins d’y être contraintes par une force supérieure. L’invasion de la Mandchourie en 1931 n’avait pas suffi à contenter le Japon, nation «défavorisée» et insatisfaite des années 1930. L’Allemagne, victime lésée du traité de Versailles, n’avait pas réussi à se satisfaire de l’annexion des Sudètes. Ces nations exigeaient bien davantage et ne parvinrent pas à convaincre les puissances démocratiques de leur donner ce qu’elles voulaient sans ressortir à la guerre.
Accorder des sphères d’influence aux puissances révisionnistes n’est pas une garantie de paix et de tranquillité mais la porte ouverte à un conflit inévitable. La sphère d’influence historique de la Russie ne s’arrête pas à l’Ukraine: c’est là qu’elle commence. Elle s’étend aux États baltes, aux Balkans et au cœur de l’Europe centrale. Et à l’intérieur de la sphère d’influence traditionnelle de la Russie, les autres nations n’ont pas d’autonomie ni même de souveraineté. Il n’y avait pas de Pologne indépendante sous l’Empire russe, ni sous l’Union soviétique. Pour que la Chine acquière la sphère d’influence à laquelle elle aspire en Asie de l’Est, elle pourra quand il lui semblera bon fermer la région aux États-Unis—pas seulement militairement mais aussi politiquement et économiquement.
La Chine exercera naturellement une grande influence sur sa propre région, tout comme la Russie. Les États-Unis ne peuvent ni ne doivent empêcher la Chine d’être un poumon économique. Tout comme ils ne devraient pas souhaiter l’effondrement de la Russie. Les États-Unis devraient même se réjouir d’une certaine forme de rivalité. Les grandes puissances sont en compétition sur de nombreux plans—économiques, idéologiques et politiques, tout comme militaires. Dans la plupart des domaines, la compétition est nécessaire et même saine. Dans le cadre de l’ordre libéral, la Chine peut rivaliser économiquement avec succès avec les États-Unis; la Russie peut s’épanouir dans l’ordre économique international entretenu par le système démocratique, même si elle ne l’est pas elle-même.
Mais la compétition militaire et stratégique, ce n’est pas la même chose. La situation sécuritaire soutient tout le reste. Il reste vrai aujourd’hui, et ce depuis la Seconde Guerre mondiale, que seuls les États-Unis ont la capacité et les avantages géographiques uniques aptes à fournir une sécurité et une relative stabilité au monde. Il n’y a pas d’équilibre des pouvoirs stable en Europe ou en Asie sans les États-Unis. Et si l’on peut parler de «soft power» et de «smart power», ils ont toujours eu des limites et en auront toujours face à la puissance brute de la force militaire. Malgré tout le blabla sur le déclin américain, c’est dans le domaine militaire que l’avantage des États-Unis reste le plus net. Même dans l’arrière-cour d’autres grandes puissances, les États-Unis conservent la capacité, avec leurs puissants alliés, de décourager les velléités de mise à mal de l’ordre sécuritaire mondial. Mais sans une volonté américaine de maintenir l’équilibre dans des régions éloignées du monde, le système va céder sous la rivalité militaire sans borne des puissances régionales. Une partie de cette volonté doit s’incarner sous la forme de dépenses dans le domaine de la défense en cohérence avec le maintien du rôle mondial de l’Amérique.
Si les États-Unis acceptent un retour aux sphères d’influence, cela n’apaisera pas pour autant le jeu international. Cela ne fera que renvoyer le monde dans l’état dans lequel il était à la fin du XIXe siècle, avec des grandes puissances rivales qui s’affronteront sur des sphères qui s’entrecroisent et se chevauchent obligatoirement. Ce désordre et ces perturbations ont produit le terreau fertile des deux guerres mondiales destructrices de la première moitié du XXe siècle. L’effondrement de l’ordre mondial dominé par la Grande-Bretagne sur les océans, la perturbation du fragile équilibre des pouvoirs sur le continent européen à mesure qu’une Allemagne unifiée et puissante prenait forme et l’émergence de la puissance japonaise dans l’est de l’Asie ont contribué à établir un environnement extrêmement compétitif dans lequel des grandes puissances frustrées ont saisi l’occasion de poursuivre leurs ambitions faute de puissance ou de groupe de puissances unies pour les en empêcher. Le résultat a été une catastrophe mondiale sans précédent et la mort à une échelle gigantesque. Le fait d’avoir réussi à contenir ce genre de rivalités et à éviter les conflits entre grandes puissances a été la grande réussite de l’ordre mondial mené par les États-Unis au cours des soixante-dix années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus que regrettable que les États-Unis détruisent ce qu’ils ont créé —non parce qu’il n’était plus possible de maintenir cet état de choses, mais parce qu’ils auraient simplement décidé de ne plus essayer.
Robert Kagan (1 article)