TRIBUNE. Pourquoi ces deux rappeurs adultes se sont-ils autorisé un tel débordement de violence dans un lieu public ? s’interroge l’ancienne juge.
Par Michèle Bernard-Requin*
Non ce n’était pas la guerre des boutons. Ils n’avaient pas douze ans mais plus du triple. Mais ils nous ont rappelé les combats homériques et archaïques du bac à sable quand des bambins en fureur s’arrachent les cheveux et se donnent de furieux coups de pelle avant que les mères ne les séparent.
Ils se sont battu façon « karaté » et empoignades sauvages devant des voyageurs médusés dans un aéroport parisien. Ils s’en sont donné à cœur joie. De longues minutes furent nécessaires avant qu’ils puissent être stoppés dans leur élan… et arrêtés. Enfin interpellés, certains (dont les chefs, semble-t-il) furent conduits devant des juges. Incarcérés, ils seront jugés plus tard et restent présumés innocents.
Violence filmée
Mais la scène de violence elle-même entre les deux rappeurs, Kaaris et Booba, est incontestable. Qui peut oublier les images, films et reportages en direct grâce aux caméras et aux smartphones, vrais documentaires « sur le vif » que les magistrats devront analyser image par image afin de découvrir, comme avec les enfants, « qui a commencé » ?
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La délinquance est une constante. Si les prisons sont pleines, ce n’est pas le fait de juges devenus soudain beaucoup plus répressifs qu’autrefois, mais plutôt la conséquence d’une sorte d’impuissance éprouvée par les magistrats qui constatent que les précédentes sanctions non privatives de liberté n’ont eu aucun effet sur l’absence de récidive, bien au contraire. Ils se résignent alors (sauf parfois quelques adeptes de la bonne pensée) à prononcer des peines de prison ferme qui, au moins, permettront d’empêcher les prévenus de nuire durant quelques mois. La part relative de certaines infractions, en revanche, varie selon les époques, et depuis quelques décennies les faits de violences avec ou sans armes seraient en augmentation.
Pourquoi ? Toute transgression est délibérée. Voulue. Tout comportement déviant est librement choisi par celui qui agit et n’ignore pas violer un interdit dès lors que son discernement n’est pas aboli. Les juristes nomment cela « l’élément moral de l’infraction ».
Cette évidence n’implique pas que les circonstances de l’action et la personne du prévenu ne doivent pas être prises en compte par les juges. La bienveillance et le maximum de modération et d’indulgence peuvent s’imposer dans le choix d’une peine envers l’auteur d’une infraction lorsque sa personnalité et les circonstances le justifient. La peine est personnalisée ; en tout cas, elle devrait toujours l’être. C’est la loi.
Retour au Far West
Mais cette violence qui nous entoure et qui, ce jour-là, dans cet aéroport, a flambé allègrement m’interpelle. Pourquoi se la sont-ils autorisée et pourquoi si longtemps ? Pourquoi cette impudence consistant à se battre ainsi dans un lieu on ne peut plus public, en pleine journée, près des boutiques, non loin des douaniers, des policiers, et face à des dizaines de témoins tétanisés ? Retour au Far West ? Civilisation en déclin ? Rapport à une règle de vie sociale élémentaire dévoyée ? Énergie débordante non canalisée ? Certitude de l’impunité ?
Existe-t-il une relation entre cette violence physique primaire qu’ils se sont autorisée un très long moment au vu et au su de tous et les violences verbales et anonymes des rédacteurs analphabètes – non, pardon, illettrés – fiers de s’exprimer sur la Toile.
En effet, ce n’était pas un coup de poing qui vous échappe après une insulte ressentie comme insupportable, mais une sorte de déchaînement prolongé, une émeute sans motif, une guérilla sans objet, un combat gratuit, en réalité le plaisir de se laisser aller à l’envie d’en découdre…
Ce plaisir, ils se le sont simplement autorisé.
Les coups et blessures volontaires constituent, notamment lorsqu’ils sont commis en réunion, ce qui était le cas, un délit dont la sanction varie en fonction des conséquences corporelles subies par les victimes ainsi qu’en raison des particularités de la cible (conjoint, policier, enfant) et d’un lien éventuel aggravant entre auteur et victime. Mais ce à quoi il convient de réfléchir, c’est à la décision de « se l’autoriser » qui fut la leur ce jour-là alors qu’il s’agissait d’adultes.
Impunité
Les enfants du bac à sable et Tigibus de La Guerre des boutons sont des enfants. Mais les violences éruptives de certains groupes lors de manifestations réactives à des événements considérés comme insupportables (bavures policières en particulier) témoignent d’une énergie et d’une « colère » non canalisées.
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L’empoignade de l’aéroport apparaît (a priori) n’avoir pas de mobile, à la différence de mouvements réactifs évoqués à la suite de certains faits divers. Ne peut-on s’interroger sur le fait que, peut-être, ils se le sont autorisé tout simplement parce qu’ils étaient vraisemblablement persuadés de leur impunité ?
Le Point évoquait récemment les leçons de Léonard de Vinci qui aurait écrit : « Qui néglige de punir le mal le cautionne. »
Il y a quelques jours, lors d’une réflexion télévisée portant notamment sur la violence et la justice, il nous a fallu entendre le vieux discours de la bonne pensée… Bon an mal an : il n’y avait plus d’apprentissage à proposer aux mineurs délinquants ; il n’y avait plus assez de conseillers d’insertion, ni de greffiers, ni de juges ; on n’utilisait pas assez les peines de substitution ; la prison était criminogène (les doux jeunes hommes qui y pénètrent en sortent enragés et il n’y a pas d’avenir pour eux…) C’était tout cela qui expliquait sans doute qu’il y avait cette violence aujourd’hui. La « bonne pensée » n’a quand même pas osé la qualifier de « colère légitime… »
Mais nos glorieux combattants de l’aéroport n’étaient pas, semble-t-il, des adolescents en déshérence.
Les excuses de la « bonne pensée »
Quant aux allusions de la bonne pensée sur la délinquance en col blanc trop impunie par rapport aux incivilités des jeunes qui expliquerait leur révolte parfois, c’est là aussi une vieille musique à la longue insupportable. L’argent transféré dans des paradis fiscaux constitue de la part de leurs auteurs des infractions gravement punissables qui doivent être autant plus réprimées que cela entraîne une charge parallèle pour les concitoyens vertueux assujettis à l’impôt. Curieuse comparaison.
En revanche, le touriste que j’ai rencontré il y a quelques jours – et qui m’a raconté son agression par trois « jeunes » qui l’ont menacé d’un cutter lui ont foulé le poignet pour arracher plus vite sa montre et l’ont « balayé » pour le faire tomber à terre et fuir plus tranquillement – est totalement indifférent à la délinquance en col blanc ce matin. Il est à l’hôpital. Violences et vol. Pas incivilité. Pas « colère légitime ». Pas prison criminogène. Pas chômage insupportable. Ou un peu cela… un peu.
Mais lorsque le président du tribunal correctionnel (si on les identifie) lira leur casier judiciaire à l’audience, il y a fort à parier que depuis quelques années les peines alternatives ou de substitution, ils connaissent. Seulement voilà, ils se le sont autorisé.
*Michèle Bernard-Requin est magistrate honoraire.