PAR L’ÉDITORIALISTE DE SENEPLUS, IBE NIANG ARDO L’INACCEPTABLE AU QUOTIDIEN

 

IBE-NIANG © Malick Mbow
IBE-NIANG © Malick Mbow

Le laisser-aller se généralise, les comportements proscrits sont banalisés, Dakar devient un trou noir de dépravation de toutes sortes, au fur et à mesure que l’incurie des autorités s’étale au grand jour

Ibe Niang Ardo, Éditorialiste de SenePlus  |   Publication 26/10/2015

 

Assise à même le sol tous les jours du matin au soir, une mendiante a élu domicile depuis plus de cinq ans en face de chez moi, épiant ainsi tous les mouvements de ma famille. Pourquoi en parler vous dites-vous ? C’est la coutume partout dans la capitale, je l’admets. Nous nous y sommes habitués, nous imaginant impuissants, devant ce phénomène lié à l’exode rural et la concentration à Dakar d’une grande partie de la population.

Mais l’autre jour, alors que je venais de garer ma voiture, j’ai croisé cette proche voisine. Un petit gobelet à la main, elle se dirigeait vers la chaussée comme pour aller traverser les deux voies, à sens opposés qui assurent la liaison aéroport-Patte d’oie. Ce petit gobelet en plastique fait aujourd’hui office de sotala, cette bouilloire d’antan qu’on remplissait d’eau et portait avec soi aux lieux d’aisances de l’époque, dépourvus de robinets.

Alors bien avisé, j’ai foncé à toute allure chez moi, convaincu du spectacle déplorable, dont je pourrais être témoin du haut de mon balcon. Hélas, je ne fus pas déçu. Avec ce gobelet à la main, bien indicateur de la destination du porteur, la dame était bien là, accroupie entre les deux voies, le temps de satisfaire la deuxième commission, sans aucune pudeur pour les passagers des voitures qui circulaient dans les deux sens. Mon imagination ne m’avait donc pas trompé. Je devine votre surprise cette fois-ci, car s’habituer à la présence de glandeurs qui pullulent dans nos rues, n’autorise pas forcément à imaginer ce degré d’incivilité et de malpropreté.

Masse critique de l’incivilité

De nos jours, l’incivilité a atteint une masse critique au point où des gens, qui par la force des choses sont part du décor des quartiers même les plus huppés de la capitale, se soulagent spontanément sur la voie publique, sans scrupules. Tout cela fait désordre et nous aurions tort de le banaliser.

Le désordre est le lit de la délinquance, le terreau de la grande criminalité qui mène lentement mais sûrement à la déliquescence d’une société. Ces infrastructures qui servent aujourd’hui de lieux d’aisance et de dépôt d’ordures, datent de seulement quelques années et ont coûté des milliards, investis pour l’amélioration de notre cadre de vie. Allons-nous continuer encore longtemps à investir des milliards de francs, dans des infrastructures qui dès le lendemain de leur inauguration, sont laissées à la merci de déprédateurs ?

Celles qui aujourd’hui sont en phase de réalisation connaîtront à coup sûr le même sort, si ces comportements destructeurs ne sont pas réprouvés sévèrement : personne ne parierait le contraire. Le message que donne chaque acte d’incivilité à l’endroit d’une infrastructure publique, ne serait-ce qu’un mur ou un arbre souillé, est que l’espace public, est un no man’s land sous aucune autorité. Il s’en suit une surenchère dépréciatrice en toute impunité, le laisser-aller se généralise, les comportements proscrits sont banalisés à tous les coins de rue, la ville devient un trou noir de dépravation de toutes sortes, au fur et à mesure que l’incurie des autorités s’étale au grand jour.

Aller dans cette direction sans réagir, alors que la réversibilité est possible et ne tient qu’à notre engagement à prendre des initiatives heureuses, est inacceptable. Nous ne sommes pas une exception dans la race humaine et pareilles situations ont connu des solutions ailleurs. Ceux qui ont connu le Manhattan violent et dangereux de la fin des années 70 à celles 80 et le Manhattan d’aujourd’hui, où (j’en suis témoin) à 2h du matin une femme blanche pédale tranquillement son vélo dans les rues de Harlem, savent ce que je dis : la ville de New York a réglé entre temps son problème d’épidémie de crime. Comment ? Malcom Gladwell l’a analysé et nous en livre la recette dans un de ses livres.

Rudolph Guilliani élu maire de New York en 1994 est crédité d’avoir amélioré la qualité de vie des New Yorkais, peu enviable auparavant. Sous son magistère le crime a baissé de 57% et les meurtres de 65%, faisant de La grosse pomme, jadis connue pour ses rues dangereuses, la plus croquante, la plus sûre des grandes villes des États-Unis d’après le FBI.

Mais pour arriver à ce résultat, Guilliani s’était appuyé tout simplement sur une méthode qui avait fait ses preuves et donné des résultats spectaculaires à une petite échelle. Cette méthode est celle de la théorie dite de « broken windows » des criminologistes James Wilson et Georges Kellings, lesquels dans les années 60 avaient démontré dans une étude, comment une seule fenêtre de maison cassée et non remise en état à temps pouvait en entrainer d’autres, donner aux esprits malveillants un message de déréliction et mener à l’anarchisme et la violence.

Notez en passant que les tas d’immondices dans les rues, les glissières de sécurité des routes escamotées, laissées sur l’autoroute, les passagers sur les toits des transports en commun, etc., sont autant de broken windows.

L’expérience new yorkaise

Quand en 1985 le « New York Transit Authority » qui gère le Métro a nommé David Gunn au poste de directeur du Métro en vue d’un renouvellement du Parc, ce dernier, prenant tout le monde au dépourvu, porte toute son attention sur l’élimination des graffitis dans les wagons de métro. Un détail pour tous ses collaborateurs qui pensaient qu’il fallait plutôt s’attaquer à la violence constamment perpétrée dans le métro. Mais pour lui, adepte de la théorie de broken windows, les graffitis, même s’ils semblaient insignifiants, étaient une agression au cadre de vie et en cela le symbole de tout le désordre qui en découlait, crimes et violences y compris.

Cette bataille des graffitis gagnée, les vandales avaient compris le message et su à quoi s’en tenir avec ce nouveau manager : inutile de perdre son sommeil à aller à la station peindre un graffiti dans un wagon, puisqu’il n’aurait pas la chance d’être vu par aucun passager. Le Métro de New York avait ainsi totalement changé de look.

Cependant au même moment beaucoup de gens avaient l’habitude de voyager clandestinement impunément, en sautant les tourniquets dans les stations au lieu d’acheter un ticket. Les poursuivre pour seulement une infraction de 1,25 dollars semblaient dérisoires et très couteux, pour les autorités. Quand en 1990 William Bratton, un autre adepte de la théorie de broken windows fut nommé chef de la police des métros, il estima par application de celle-ci, qu’enfreindre délibérément la loi, quel qu’en soit le degré de légèreté supposé ne devait rester impuni. De 1990 à 1994 il a mis ses filets en place pour capturer systématiquement tout fraudeur du Métro et le trainer devant la justice. Lors des fouilles de ces délinquants, les porteurs d’armes, même de simples couteaux et les repris de justice en ont eu pour leur compte. Cela a permis de tenir les bandits à l’écart des métros et sécuriser ainsi les conditions de transport. C’est ce même William Bratton que Guilliani a porté à la tête du département de la police new yorkaise aussitôt après son élection en 1994. Les résultats ne se sont pas faits attendre.

À défaut de mieux pourquoi ne pas simplement appliquer avec rigueur ce qui a fait ses preuves ailleurs ? Il y a juste un mois les autorités parisiennes ont pris des mesures pour infliger une amende pouvant aller jusqu’à 98 euros, à toute personne prise en flagrant délit de jeter dans les rues de la capitale un mégot de cigarette ou un chewing-gum. N’avons nous pas le droit d’aspirer à un cadre de vie similaire à celui de ces sociétés ? Cela ne se discute pas.

La finalité de tout autre droit est l’amélioration du cadre de vie. Quand par contre aux environs de notre palais de la République, en plein cœur de la capitale, une tierce personne n’a aucune crainte à uriner sur la voie publique au moment où d’autres prennent des mesures pour un mégot jeté sur tout le périmètre de leur capitale, il y a problème.

Ce leadership du changement, obstinément tourné vers le résultat, qui ne transige pas avec le principe de recrutement de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut, ne négocie pas l’application des sanctions de rigueur et évalue périodiquement sans complaisance les progrès accomplis, dont Rudolph Guilliani a fait montre, est ce qui fait cruellement défaut à nos dirigeants. À la place de projets de société et de vision, ils n’ont que des programmes électoraux. Mais eux ne viennent pas d’ailleurs, ils émanent du peuple qui les a élus et ne changeront que si ce dernier opère des changements judicieux.

L’inacceptable qui conforte l’incrédulité des citoyens, c’est le constat pérenne que certains élus et autorités nommées à des postes de hautes responsabilités, soient personnellement les meilleurs exemples de broken windows.

iniang@seneplus.com

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *